Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t1, 1878.djvu/307

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
293
LIVRE PREMIER.

ce temps, et particulièrement de celles de la Grâce et Prédestination, de peur qu’on ne me fasse le tour à Rome qu’on a fait à d’autres[1], devant que toute chose soit mûre et à son temps. Et s’il ne m’est pas permis d’en parler jamais, j’aurai un grandissime contentement (du moins) d’être sorti de cet étrange labyrinthe d’opinions que la présomption de ces crieurs a introduit aux écoles… Cette étude m’a fait perdre entièrement mon ambition, que j’eusse pu avoir à poursuivre aucune chaire en l’Université ; voyant assez qu’il m’y faudroit ou me taire ou me mettre en hazard en parlant, ma conscience ne me permettant point de trahir la vérité connue. Mais Dieu peut faire changer les affaires quand il le jugera à propos. Voilà ce que je ne vous ai pas dit jusques à maintenant, ayant été presque toujours en suspens et à m’affermir en la connoissance des choses qui peu à peu se découvroient, pour ne me jeter point témérairement à des extrémités. Je suis dégoûté un peu de saint Thomas, après avoir sucé saint Augustin : toutefois, pour l’amour de vous, je ferai bien ce que vous demandez, quand je serai venu à ses livres et aurai entendu entièrement votre intention. Si c’est néanmoins pour vous, je ne vous conseillerai point de vous amuser à cela ; vous le prendrez en bonne part que je vous parle si librement. Je vous en dirai plus si Dieu nous fait la faveur de nous voir un jour… »

On assiste chez Jansénius au commencement de cette longue et irrassasiable étude qui lui fit lire, comme il l’assurait, dix fois tout saint Augustin (Baïus ne l’avait lu que neuf fois), et trente fois les traités contre les Pélagiens. Il disait encore qu’il aurait passé agréablement sa vie dans une île déserte en tête-à-tête avec son saint Augustin ; et, pour le mieux pénétrer et ruminer en tous sens, il aurait voulu vivre au temps de Josué, doublant les soleils, ou du moins changer de climat avec les grues, pour voler aux endroits où les jours ont dix-neuf ou vingt heures. Cette prédilection, on peut le dire, forcenée, dénote d’avance l’excès dans les doctrines, dans les ré-

  1. À Baïus, par exemple.