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LIVRE DEUXIÈME.

L’amour divin, comme tous les amours, a ses excès et ses égarements ; mais n’est-ce pas le cas à bien plus d’excuses, s’il n’est que le plus vrai des amours[1]?

Au point de vue chrétien, pour ne pas trancher inconsidérément avec ces saintes vies, il est d’ailleurs un bien beau mot de M. Le Maître à méditer : «Que chaque Saint fait comme un monde à part, où il faut remarquer une providence et une économie de Dieu toute singulière.» Sans ce discernement, on blâme ou l’on admire comme du dehors ; on n’entre pas dans le sens unique de la vie.

Au temps même où MM. Le Maître et de Séricourt sentaient en eux le mouvement de quitter le monde et de se donner à Dieu par M. de Saint-Cyran, le jeune Lancelot, qui pourtant ne réalisa sa pensée qu’un peu après eux, éprouvait des mouvements tout pareils ; il nous les a décrits avec des détails minutieux, touchants, et bien faits pour entourer d’une lumière exacte les plus anciens commencements des solitaires. Cette conversion de Lancelot, ou plutôt cette croissance de religion qui le poussa à Port-Royal, pour n’offrir aucun coup d’éclat comparable à celui de M. Le Maître, ne contient pas moins d’intérêt édifiant et, je dirai presque, dramatique, à la suivre dans ses nuances intérieures.

Claude Lancelot, né à Paris, vers 1615, d’une famille honnête, était entré à douze ans et avait été élevé, à partir de cet âge, dans le séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. La Communauté de prêtres dite de ce

  1. Et s’il n’était (dois-je l’oser dire ?), s’il n’était, comme tout, qu’une illusion encore, où serait donc la plus grande folie ? Et la nature humaine, à ne la voir qu’en elle-même en ce triste aspect, ne serait-elle pas au fond si misérable et si dénuée, qu’il n’y aurait plus de chaleur et de grandeur morale qu’à la tromper et à en vouloir sortir ?