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LIVRE DEUXIÈME.

deux cents lieues, il tomba dans un péché qui le troubla et lui fit perdre une partie de ses miracles. Souffrez que je vous dise que vous vous recherchez trop, et que vous voulez trop d’assurance : Non dabitur tibi aliud signum nisi signum fidei. Il n’y a que les Juifs qui demandoient des signes sensibles pour être assurés de la vocation de Jésus-Christ. Je crois vous avoir souvent dit qu’il ne falloit point servir Dieu ni par inclination ni par aversion, mais per fidem quae per caritatem operatur, et prendre bien garde comment nous avons été engagés en ces actions que nous faisons pour Dieu ; et que les bons succès qui arrivent aux âmes que nous conduisons ne peuvent venir que de la bénédiction de Dieu, ni la bénédiction que de l’agrément que Dieu a de notre emploi. »

— « Comment puis-je croire que Dieu donne la bénédiction à ce que je fais, dit M. Singlin, moi qui suis le plus criminel homme du monde ? » — « C’est assez que vous ne le soyez pas en la manière de quelques autres personnes qui s’adressent à vous, qui offrent une autre sorte de confusion au monde… Vous ne m’avez pas ouï en confession comme je vous ai ouï[1], c’est pourquoi vous ne pouvez parler de moi comme je parle de vous. Si vous aviez connu le péché autant par expérience que saint Paul qui avoit persécuté l’Église, et comme saint Pierre qui avoit renié Jésus-Christ, si vous aviez commis d’horribles crimes après le baptême et dans la religion, comme dit un saint Père, et que vous fussiez un aussi grand pécheur que je suis, vous ne vous laisseriez pas troubler comme vous faites… Dieu a eu grande raison pourtant de ne faire pas d’autres chefs de son Église que ces deux grands pécheurs. Il ne vous manque que cette paix toute soumise pour avoir la compassion et la promptitude à secourir les âmes que doit avoir un bon pasteur. »

— « Mais je vois tous les jours, dit M. Singlin, que je fais mille fautes en cet emploi. Je fais des avances en parlant aux âmes des vérités plus qu’il ne faudroit. » — « Vous avez tort de vous plaindre de ces avances, dit M. de Saint-Cyran. C’est assez de reconnoitre ses fautes devant Dieu : après

  1. À qui se confessait M. de Saint-Cyran ? probablement à quelque prêtre bien simple.