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APPENDICE.

que redoutait tant Béranger est ce qu’il y a de plus opposé au sujet même et à la manière dont je l’ai traité. M. Victor Hugo fut amené une fois à parler de Port-Royal, le jour où, comme directeur, il me fit l’honneur de me recevoir à l’Académie ; il en parla avec éclat et force, mais sans justesse : le trop d’éclat même et la magnificence appliqués en un tel lieu faisaient contre-sens. Et comme M. Cousin s’étonnait que M. Royer-Collard parût être content de cette peinture et y applaudir : « Mais, répliqua celui-ci, ce n’est pas trop mal de la part d’un homme de théâtre. » — Quant à M. de Balzac, il lui était interdit d’en parler, même approximativement. Il ne pouvait avoir un avis sur ces choses ; il était incompétent à tous les titres, et jamais homme ne fut plus loin de l’esprit, des mœurs et du tempérament du sujet. C’est à faire rire, rien que d’y songer.

Mais pourtant il est savant, nous disent d’un air pénétré quelques novices et naïfs qui sont dupes de sa jactance et crédules à tout ce qu’il étale de connaissances occultes et mystérieuses, — Non, sans doute, je ne contesterai pas à M. de Balzac de savoir peindre et surtout décrire ce qu’il sait le mieux, ce qu’il a connu, manié et pratiqué à fond, tout ce monde des viveurs, des usuriers, des aventuriers, des revendeuses à la toilette et des brocanteurs, des agents d’affaires, des gens de lettres bohèmes et cupides, des femmes intrigantes, des femmes nerveuses, des libertines, des filles aux yeux d’or, et les Rastignac et les de Marsay, et les Mercadet, et tant d’autres dont je n’ai pas retenu les noms ; mais les âmes austères et chrétiennes, les intelligences chastes et graves, les solitaires de Port-Royal enfin, lui, avoir la prétention d’en parler et d’en connaître, je le lui défends et pour cause. — Vous qui avez encore du goût, veuillez faire attention à ceci : il y a des moments où, presque invariablement dans les romans de Balzac, il commence à suinter à travers les fausses élégances une odeur de crapule. Je demandais à un jeune homme du jour, et homme d’esprit, qui venait de voir le drame de Mercadet, si c’était bien : « C’est salope, me répondit-il, mais c’est très bien. » Ce qui m’était répondu là d’un ton sérieux est un genre d’éloge que méritent la plupart des œuvres de Balzac. Encore une fois, de là à Port-Royal, il y a des abîmes.

Anciennement, le génie, comme on l’entendait, était un fond de raison, revêtu d’éclat, animé de sentiment, couronné d’imagination, de fantaisie même, varié et diversifié de toutes les couleurs de la vie : témoin Molière, le type chez nous par excellence. Aujourd’hui on a changé tout cela. C’est une grande avance à qui veut passer pour un homme de génie auprès du vulgaire que d’être incomplet du côté du bon sens. La première condition dans ce siècle-ci, pour paraître un génie littéraire, c’est, avec de grandes qualités en sus et en dehors, de manquer plus ou moins de raison,