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APPENDICE.

dame d’Abrantès invoquée comme autorité dans un sujet où sont maîtres les Vinet et les Royer-Collard !

Il insulte enfin une dernière fois au pays qui m’a donné hospitalité, et se rit de la crasse ignorance du Suisse (ce sont ses expressions) qui m’a offert un abri propice et un auditoire favorable pour les premiers essais de mon travail. Est-ce assez immonde ?

Et maintenant je crois que j’aurais le droit de conclure qu’un homme qui a accumulé durant cent trente-cinq pages de telles absurdités et de tels non-sens, n’est pas et ne saurait être doué, même dans un autre ordre, de cette supériorité de génie qu’on lui prête si libéralement : il n’est pas et ne saurait être de l’élite des mortels. Je le dis à regret, mais cela est nécessaire pour ceux qui viendront après nous : il y a fort à prendre garde quand il s’agit de juger des grandes célébrités littéraires que nous avons vues de notre temps ; il y a toujours à distinguer, pour ne pas être dupe, entre l’école des vrais grands esprits et l’école des grands farceurs. Le mot est lâché. Balzac me paraît avoir été à cheval entre les deux. La part du charlatan qui s’exalte et qui se prend au sérieux est considérable en lui à côté de la vraie veine du talent. On est sujet, quand on y va de confiance, à confondre toutes ces parties fort mêlées dans son œuvre et à s’éblouir à son exemple. Que n’a-t-on pas dit, pour le déifier, depuis qu’il n’est plus ? Son manque de justesse, son grossissement de coup d’œil, ses hallucinations passé un certain point, ses faux airs de science, tout est pour le mieux, tout sert à la transfiguration de l’écrivain. J’y assiste depuis dix ans comme à une curiosité. J’ai cessé de contredire. Je laisse les générations plus jeunes découvrir chaque jour chez lui des beautés nouvelles et des mystères cachés ; je ne nierai même pas qu’en causant avec quelques-uns de mes jeunes amis libertins, je n’aie entendu sur Balzac des théories très étranges, très amusantes, et qui avaient cela de précieux pour moi qu’elles étaient bien au point de vue de cet ambitieux auteur, et qu’elles me faisaient comprendre tout son succès. Car la société actuelle, ne l’oubliez pas, les générations présentes aiment et préconisent dans Balzac l’homme non-seulement qui leur a peint leur vice, mais qui le leur a chatouillé ; c’est pourquoi je les récuse comme juges en dernier ressort : ce sont des complices. — Dans tous les cas, pourquoi s’est-il avisé, cette fois, de sortir de sa sphère et de son domaine ? Pourquoi s’est-il engagé si à l’étourdie dans le vallon de Port-Royal : j’ai profité de l’avantage du terrain.

FIN DE L’APPENDICE.