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LIVRE DEUXIÈME.

le consulter, ils trouvaient toujours porte close : Monseigneur étudie, leur répondait-on ; ce qui faisait dire à ces bonnes gens : « Quand donc nous donnera-t-on un évêque qui ait fini ses études ? » Jansénius n’était pas ainsi ; il voulut suffire à tout, et tant de soins le consumèrent. Depuis quelques jours ses domestiques remarquaient sur son visage, d’ordinaire si mortifié, je ne sais quel éclair d’une joie inconnue : il venait de terminer son grand ouvrage, l’œuvre de sa vie. Son sang s’alluma ; il fut atteint subitement du charbon ou de la peste dans les premiers jours de mai 1638. Aucune épidémie ne régnait pourtant dans la ville ni dans le pays ; lui seul fut frappé, — à la suite d’un accès de colère et par malédiction divine, dirent les ennemis, — ou bien, à ce que d’autres racontaient, pour avoir touché dans des archives à d’anciens papiers infectés. En cet état désespéré, on lui amena deux sœurs grises pour le soigner, et ce qui achève de peindre sa rude nature, il eut de la peine d’abord à y consentir, se récriant que, depuis l’âge de quinze ans, il n’avait été en état de souffrir aucun service de femme. Il dut pourtant céder, mais toute assistance fut vaine ; il reçut les sacrements avec componction, et mourut le 6 mai 1638, à l’âge de cinquante-trois ans, huit jours seulement avant l’arrestation de M. de Saint-Cyran à Paris. Celui-ci ne fut pas informé aussitôt de cette mort, et on resta quelque temps sans oser la lui apprendre. On ne la lui dit même que lorsqu’on sut avec certitude que Jansénius du moins, avant de mourir, avait pu terminer entièrement l’ouvrage prédestiné et concerté entre eux pour le salut du monde. M. de Saint-Cyran apprit donc à la fois le malheur et la seule consolation qui le lui pût adoucir. L’Augustinus sortit des presses de Louvain en 1640, malgré les efforts des Jésuites pour en arrêter l’impression. La première pensée de l’auteur, dès qu’il avait vu son livre fini, avait été, assure-t-on, de