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LIVRE DEUXIÈME.

Et pourquoi Dieu n’a-t-il pas créé l’homme tellement libre qu’il ne pût pécher ? «C’est, répond Jansénius avec Augustin et avec la plupart de ceux qui tiennent à répondre, parce que l’ordre ne devoit pas être rompu dans son enchaînement, et que Dieu vouloit montrer combien étoit bon l’animal raisonnable qui pût pécher, quoique certes moindre que s’il n’avoit pu pécher. » Ceci suppose qu’il y a deux sortes ou deux degrés de liberté : celle qui ne peut faillir, comme qui dirait celle des Anges, puis, au-dessous, celle qui a la double chance, comme l’entendent les hommes.[1]

Adam avait donc reçu cette dernière seulement, la liberté mobile, afin qu’il y eût lieu à son mérite ; l’autre liberté, l’infaillible et l’immobile, lui était réservée plus tard et proposée en récompense. Mais Adam ne se tint pas à l’obéissance de l’amour, à cette divine et vraiment

  1. Jansénius et ses disciples ont été accusés de ne pas entendre la liberté ; au chapitre VI du traité De Gratia primi Hominis et Angelorum, je trouve une définition de la liberté dans toute sa gloire. C’est une grande page de métaphysique chrétienne que j’aurais voulu traduire au long ; il y est dit en substance « qu’être libre, c’est ne relever que de soi, avoir en soi sa cause ; que la liberté n’a que soi pour fin ; que dès lors la plus grande liberté est celle de la suprême Fin, c’est-à-dire de Dieu, à qui tout sert et qui n’est sujet à personne, et qui se trouve ainsi la liberté par excellence [ipsissima libertas) ; que partant, plus une chose créée s’approche de cette Fin suprême par la condition de la substance et de l’amour, plus elle se rapproche aussi de la liberté par essence, et atteint le sommet de sa propre liberté véritable ; que c’est le cas des âmes ; que l’amour de la suprême Fin confère à l’âme aimante quelque chose de l’indépendance illimitée dont jouit cette Fin à l’égard des autres créatures, et l’affranchit de la sujétion directe envers toutes choses secondaires, à commencer par elle-même ; d’où il suit que cet amour devient exactement sa liberté, et que sa liberté n’est autre que cette libérale et ingénue servitude. » De telles pages, si on les isolait, feraient dire que ce livre de l’Augustinus est encore moins un commentaire qu’un autel de saint Augustin, — un autel construit avec des pierres mêmes de saint Augustin.