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PORT-ROYAL

guissant. Ses yeux sont devenus, depuis qu’il est ici, deux sources d’eaux qui ne tarissent guère.[1] Il accompagne cela de la solitude que vous pouvez vous imaginer, et cette solitude d’un profond silence, qui fait que, quoique nous soyons tout le jour ensemble, nous nous parlons néanmoins très-peu ; non par un autre esprit que par un amour du silence que nous éprouvons être extrêmement nécessaire dans la solitude pour en bien goûter la paix et n’en pas perdre le fruit. Toute la matinée, depuis quatre ou cinq heures jusqu’à midi, nous ne disons pas trois mots. Après midi, nous nous entretenons avec plaisir et joie de tous nos amis ; nous finissons notre petite conférence par quelque endroit de l’Écriture qui nous occupe une demi-heure, et ensuite nous rentrons dans notre profond silence, jusque tout au soir qu’en sortant de table nous disons encore quelque chose jusqu’à Compiles. Hérissant est dans l’antichambre, gardant un aussi profond silence que nous, et s’occupe avec plaisir à sa miniature. Et ainsi nous passons les jours tous trois, sans chagrin, sans ennui, sans mauvaise humeur, dans une parfaite union… Quand je vous parlerois jusqu’au jour du Jugement, je ne pourrois vous faire mieux connoître notre état et notre manière de vie… (Et ailleurs, insistant davantage sur les instants de douceur communicative : ) Je voudrois que vous fussiez présent quelquefois à l’innocence de nos petits concerts. Il ne se passe guère de jour que nous ne chantions quelque Psaume ou quelque Cantique… Nous passons le temps de nos entretiens à faire de petites commémorations de nos amis : chacun vient à son tour sur le tapis ; et, étant obligés par notre état à mourir aux choses présentes, nous faisons ainsi revivre les temps passés. Nous

  1. Et dans une autre lettre : « C’est une prière continuelle, et une prière qui n’a rien de sec, et qui fait sortir autant de larmes de ses yeux qu’elle pousse de soupirs de son cœur. » Notez bien cette fraîcheur de larmes ! Ainsi la vie uniforme et en même temps la vie vive, M. de Saci unit les deux contraires, ce qui est nécessaire toujours pour être fort et stable avec quelque mérite. L’uniformité, l’habitude engendre d’ordinaire l’insipidité : mais ici on trouve la vivaciié, à chaque instant nouvelle, au sein de l’habitude la plus continue. Si un qu’il soit et si serré en son unité, M. de Saci a l’entre-deux que demande Pascal.