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PORT-ROYAL.

que vous faites de ses principes. Vous pouvez juger qu’ayant passé ma vie comme j’ai fait, on m’a peu conseillé de lire cet auteur,[1] dont tous les ouvrages n’ont rien de ce que nous devons principalement rechercher dans nos lectures, selon la règle de saint Augustin, parce que ses paroles ne viennent point de l’humilité et de la piété chrétienne, et qu’elles renversent les fondements de toute connoissance, et par conséquent de la religion même. C’est ce que ce saint Docteur a reproché à ces philosophes d’autrefois, qu’on nommoit Académiciens, et qui vouloient mettre tout dans le doute. Mais qu’avoit besoin Montaigne de s’égayer l’esprit, en renouvelant une doctrine qui passe avec raison parmi les Chrétiens pour une folie ? Si on allègue, pour excuser Montaigne, que dans tout ce qu’il dit il met à part la Foi, nous qui avons la Foi, nous devons mettre à part tout ce que dit Montaigne.[2] Je ne blâme point dans cet auteur l’esprit, qui est un grand don de Dieu ; mais il devoit s’en servir mieux, et en faire plutôt un sacrifice à Dieu qu’au Démon. Pour vous, Monsieur, vous êtes heureux de vous être élevé au-dessus de ces docteurs plongés dans l’ivresse de la science, et qui ont le cœur vide de la vérité. Dieu a répandu dans votre cœur d’autres douceurs et d’autres attraits que ceux que vous trouviez dans Montaigne : il

  1. Un heureux hasard (que je dois à M. Hahn de Luzarches) fait que j’ai sous les yeux le catalogue manuscrit de la bibliothèque de M. de Saci, ou, pour parler exactement, l’inventaire, prisée et estimation faite par les marchands libraires Petit et Desprez des livres trouvés tant au monastère de Port-Royal des Champs qu’au bourg de Pomponne, qui appartenaient à feu M. de Saci, le tout évalue à la somme de «cinq mille trois cent soixante et onze livres quinze sols, sauf erreur ;» la pièce portant date du 7 avril 1684. C’est une bonne et solide bibliothèque théologique. Les Bibles de toute sorte et de tout format y abondent naturellement : le traducteur de la Bible avait sous la main tous ses instruments. J’y vois aussi les principaux classiques latins : — Térence ; — même Catulle et Tibulle ; — d’Ovide, les Fastes seulement ; quelques bons livres français, Joinville, Commines. De Charron, il y a Les trois Vérités, mais pas le livre de la Sagesse. Rien de Montaigne. Dans aucun temps M. de Saci ne crut devoir loger chez lui l’ennemi.
  2. Comme tout ceci est doucement malicieux et fin, et (si Port-Royal le permet) de nuance attique !