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PORT-ROYAL.

assez tenu compte. Montaigne appelle la langue le boutedehors, et elle est souvent chez lui le boute-en-train.

Malebranche a fort bien senti ce coin de Montaigne, mais en déprimant trop les autres portions, et en le voulant réduire à la seule beauté d’imagination, à ce qui fait le bel-esprit ; il proteste contre cet agrément de tour et cet éclat de parole qu’il rapporte aux sens, contre cet art naturel qu’a l’auteur des Essais de tourner l’esprit du lecteur à son avantage par la vivacité toujours victorieuse de son imagination dominante[1].

Malebranche a beau faire ; ce qu’il dit là contre l’imagination dans le style, Arnauld le lui rendra ; tout occupé à combattre les imaginations métaphysiques du bel écrivain, le vieux docteur écrit à Nicole : « Je ne trouve guère moins à redire à sa rhétorique qu’à sa logique, surtout dans les Méditations ; car il est si guindé, et il affecte si fort de ne rien dire simplement, qu’il est lassant. » Et on ne lit Malebranche plus qu’Arnauld aujourd’hui, qu’à cause des endroits où celui-ci le trouvait lassant.

Montaigne, d’autres l’ont relevé, a beaucoup de Sénèque pour le trait, mais il ne l’a pas tendu comme lui, et il le jette, même quand il le darde, plus au naturel et d’un air plus cavalier[2]. Sénèque et Plutarque, il y puise incessamment, nous dit-il, comme les Danaïdes. On a lu, à son chapitre des Livres, l’admirable jugement et parallèle qu’il fait de tous deux, et aussi de Virgile avec Lucrèce, et des autres. Comme écrivains français, il estimait, parmi ceux qui l’avaient précédé, Froissart,

  1. De la Recherche de la Vérité, livre II, partie III, chapitre v
  2. De Thou et Sainte-Marthe ont traduit dans leur latin ce titre d’Essais par Conatus ; c’est Lusus qu’il faudrait ; Conatus est un contre-sens par rapport à Montaigne. Ce n’en serait pas un à l’égard d’un Sénèque ou d’un La Bruyère, qui ont l’effort heureux, mais qui l’ont.