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LIVRE TROISIÈME.

était et elle est restée une langue individuelle ; honneur en un sens et bonheur ! après deux siècles et demi, rien n’y est usé. Mademoiselle de Gournay, dans sa Préface de l’édition de 1635, a dit du langage des Essais : «C’est, en vérité, l’un des principaux doux qui fixeront la volubilité de notre vulgaire françois, continue jusques ici.» Il n’en fut rien ; la langue s’acheva et se fixa sans Montaigne. Balzac rhétorisa sans lui. Vaugelas, dans ses excellentes Remarques publiées en 1647, où le bel usage passe en loi, et où M. Coeffeteau tient le dé, fait aussi une grosse part à Amyot (le grand Amyot, comme il l’appelle), mais à quel titre ? « Et quelle gloire n’a point encore Amyot depuis tant d’années, quoiqu’il y ait un si grand changement dans le langage ? quelle obligation ne lui a point notre langue, n’y ayant jamais eu personne qui en ait mieux su le génie et le caractère que lui, ni qui ait usé de mots, ni de phrases si naturellement françoises, sans aucun mélange des façons de parler des provinces, qui corrompent tous les jours la pureté du vrai langage françois. » L’éloge d’Amyot en ces termes équivaut presque à une critique de Montaigne, qui figure d’ailleurs très-rarement, si même il y figure, dans les citations de Vaugelas.[1]

Pascal, du moins, qui en était nourri, en sauva mainte audace, mainte façon énergique de dire et de nommer ;

  1. C’est dans ce livre, d’ailleurs si recommandable, de Vaugelas qu’on lit au sujet du mot insulter : «Ce mot est fort nouveau, mais excellent pour exprimer ce qu’il signifie. M. Coeffeteau l’a vu naître un peu devant sa mort, et il me souvient qu’il le trouvoit si fort à son gré, qu’il étoit tenté de s’en servir ; mais il ne l’osa jamais faire à cause de sa trop grande nouveauté, tant il étoit religieux à ne point user d’aucun terme qui ne fût en usage ! Il augura bien néanmoins de celui-ci, et prédit ce qui est arrivé… » Voilà dans son esprit, et comme dans sa religion, la vraie fondation de la langue académique ; sommes-nous assez loin de Montaigne ?