Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/119

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triste, et je ne savois par où me consoler ; car de l’ôter de mon cœur, cela me sembloit impossible ; et, quoique le peu d’apparence de pouvoir passer ma vie auprès d’elle m’eût désespéré, je me plaisois trop à m’en souvenir pour essayer de l’oublier.

« La maison où demeuroit cette dame étoit au milieu d’une grande forêt, et située entre deux collines par où passe une petite rivière dont l’eau est aussi claire et aussi pure que celle d’une source vive ; et ce qui la rend bien considérable, c’est que cette dame s’y est quelquefois baignée. La ville où j’étois est à cinq lieues de cette maison, et j’allois souvent rôder de ce côté-là, non pas en espérance de voir cette aimable personne ; mais, comme je ne me sentois malheureux que par son absence, il me sembloit que plus je m’approchois du lieu où elle étoit, moins j’étois à plaindre. Voilà, disois-je, l’endroit qui possède tout ce qui m’est cher au monde, et le seul qui m’est défendu ! Plus je le considérois, plus j’étois vivement touché, et je ne pouvois m’en éloigner sans redoubler mes soupirs et mes plaintes. Hélas ! disois-je en soupirant, que ses domestiques sont heureux qui peuvent la regarder et lui parler ! mais n’en pourrois-je pas être en me déguisant ? Je ne puis vivre en l’état où je suis, et je n’ai plus à garder ni mesure, ni bienséance. – Je savois que son mari avoit deux enfants encore jeunes, d’une première femme, et je m’allai mettre dans l’esprit de feindre que j’étois de ces précepteurs libertins qui courent le monde. Un jour que je n’en pouvois plus, un de mes gens, qui m’avoit suivi, m’avertit que la nuit s’approchoit et qu’il n’y avoit point de lune ; je m’arrêtai dans un village à l’entrée de la forêt, et là, parce que cet homme étoit secret et fidèle, je lui communiquai mon dessein qui l’étonna ; mais il fallut m’obéir. Je le fis partir tout à l’heure avec ordre de ce qu’il avoit à faire, d’envoyer mon équipage chez moi, de dire que j’avois pris une autre route, et de m’apporter un habit comme je le voulois (c’étoit lui qui m’habilloit), et je lui recommandai surtout de ne pas tarder.

« Je fus en ce lieu deux jours dans une grande impatience de commencer le rôle que j’allois jouer. Enfin mon homme revint sur le midi, et tout aussitôt je montai à cheval et perçai dans la forêt pour changer d’habit. J’avancois insensiblement du côté de la maison, et, n’en étant plus qu’à deux mille pas, je descendis de cheval dans une touffe d’arbres fort épaisse, et je fus longtemps à m’ajuster : car, encore que je me voulusse déguiser, je songeois beaucoup plus à prendre l’air et la mine d’un honnête homme. Quand je me fus mis le plus décemment que je pus, mon homme, prenant mon cheval, se