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sa querelle particulière. Sans miséricorde pour les vices et sans indulgence pour les ridicules, il est la terreur des méchants et des sots ; ils croient se venger de lui en l’accusant de sévérité outrée et de vertus romanesques ; mais l’estime et l’amour des gens d’esprit et de mérite le défendent bien de pareils ennemis.

Le Chevalier est trop souvent affecté et remué pour que son humeur soit égale ; mais cette inégalité est plutôt agréable que fâcheuse. Chagrin sans être triste, misanthrope sans être sauvage, toujours vrai et naturel dans ses différents changements, il plaît par ses propres défauts, et l’on serait bien fâché qu’il fût plus parfait. »

Sans être un bel-esprit, comme cela devenait de mode à cette date, le chevalier d’Aydie avait de la lecture et du jugement ; il savait écouter et goûter ; son suffrage était de ceux qu’on ne négligeait pas. Lorsque d’Alembert publia en 1753 ses deux premiers volumes de Mélanges, Mme du Deffand consulta les diverses personnes de sa société ; elle alla, pour ainsi dire, aux voix dans son salon, et mit à part les avis divers pour que l’auteur en pût faire ensuite son profit ; c’est sans doute ce qui a procuré l’opinion du chevalier d’Aydie qu’on trouve recueillie dans les œuvres de d’Alembert[1]. Très-lié avec Montesquieu, il écrivait de lui avec une effusion dont on ne croirait pas qu’un si grave génie pût être l’objet, et qui de loin devient le plus piquant comme le plus touchant des éloges : « Je vous félicite, madame, du plaisir que vous avez de revoir M. de Formont et M. de Montesquieu ; vous avez sans doute beaucoup de part à leur retour, car je sais l’attachement que le premier a pour vous, et l’autre m’a souvent dit avec sa naïveté et sa sincérité ordinaire : « J’aime cette femme de tout mon cœur ; elle me plaît, elle me divertit ; il n’est pas possible de s’ennuyer un moment avec elle. » S’il vous aime donc, madame, si vous le divertissez, il y a apparence qu’il vous divertit aussi, et que vous l’aimez et le voyez souvent. Eh ! qui n’aimerait pas cet homme, ce bon homme, ce grand

  1. œuvres posthumes, an VII, tome Ier, page 117