Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/201

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« Une idée folle me vint ; je me dis : Partons, vivons seul, ne faisons plus le malheur d’un père ni l’ennui de personne. Ma tête était montée : je ramasse à la hâte trois chemises et quelques bas, et je pars sans autre habit, veste, culotte ou mouchoir, que ceux que j’avais sur moi. Il était minuit. J’allai vers un de mes amis dans un hôtel. Je m’y fis donner un lit. J’y dormis d’un sommeil pesant, d’un sommeil affreux jusqu’à onze heures. L’image de Mlle P…, embellie par le désespoir, me poursuivait partout. Je me lève ; un sellier qui demeurait vis-à-vis me loue une chaise. Je fais demander des chevaux pour Amiens. Je m’enferme dans ma chaise. Je pars avec mes trois chemises et une paire de pantoufles (car je n’avais point de souliers avec moi), et trente et un louis en poche. Je vais ventre à terre ; en vingt heures je fais soixante et neuf lieues. J’arrive à Calais, je m’embarque, j’arrive à Douvres, et je me réveille comme d’un songe.

« Mon père irrité, mes amis confondus, les indifférents clabaudant à qui mieux mieux ; moi seul, avec quinze guinées, sans domestique, sans habit, sans chemises, sans recommandations, voilà ma situation, madame, au moment où je vous écris, et je n’ai de ma vie été moins inquiet.

« D’abord, pour mon père, je lui ai écrit ; je lui ai fait deux propositions très-raisonnables : l’une de me marier tout de suite ; je suis las de cette vie vagabonde ; je veux avoir un être à qui je tienne et qui tienne à moi, et avec qui j’aie d’autres rapports que ceux de la sociabilité passagère et de l’obéissance implicite. De la jeunesse, une figure

    au tragique, se terminera toujours en ironie. – « Il avait l’habitude des menaces violentes sur lui-même, me dit quelqu’un qui l’a bien connu ; il menaçait de se tuer, de se couper la gorge. Il fit ainsi auprès de Mme de Staël, à l’origine de leur liaison ; il tenta ce même moyen auprès de Mme Récamier (1815) ; ou plutôt ce n’était pas chez lui calcul, mais violence fébrile et nerveuse. Une jeune enfant, qui se trouvait présente à certaines de ses visites, disait quelquefois lorsqu’il sortait : « Oh ! ma tante, comme ce monsieur-là est malade aujourd’hui ! »