Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/26

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timents. Elle nous le montre au plus beau moment du voyage, à son plus haut soleil du matin, au midi de l’été et de la journée, dans la fleur entière d’un talent et d’un cœur déjà épanouis. Bien des poëtes pourraient lui envier de n’être ainsi connu que dans son meilleur jour et à travers l’idéal même qu’il s’est donné. Les anciens, s’ils ont eu à subir bien des outrages du temps, lui ont dû cet avantage du moins d’échapper à l’analyse de la curiosité biographique. Ceux qu’a épargnés et laissés debout le grand naufrage ne nous apparaissent de loin qu’avec la beauté de l’attitude.

Suivons donc, autant que nous le pourrons, le poëte dans sa marche printanière, et attachons-nous, chemin faisant, à faire sentir ce que nous ne rendrons pas. – « C’était le temps, dit-il, que moi et Eucrite nous allions de la ville vers le fleuve Halès, et en tiers avec nous était Amyntas ; car Phrasidame et Antigènes célébraient les fêtes de Cérès, – deux enfants de Lycopée, de vieille et haute souche s’il en fut jamais. » Ici le poëte entre dans quelques détails généalogiques et mythologiques en l’honneur de ses amis. Ces détails mêmes, relatifs à un ancêtre illustre qui fit jaillir de terre une fontaine, ne sortent pas du ton, et la description des ormes et peupliers, accompagnement naturel de cette fontaine, jette tout d’abord de l’ombre. – « Nous n’avions pas encore achevé, poursuit-il, la moitié du chemin, et le tombeau de Brasilas ne nous apparaissait pas encore, que nous rencontrâmes un voyageur de bonne race qui allait toujours en compagnie des Muses, Lycidas de Crète, c’était son nom ; il était chevrier, et on ne pouvait s’y méprendre en le voyant. » Suit un compte minutieux de l’accoutrement du personnage ; car, comme ce chevrier cette fois n’en est pas un, et que c’est un poète déguisé sous ce nom, Théocrite prend peine à soigner le costume et à le faire paraître vraisemblable : « De ses épaules pendait une blonde peau de bouc à longs poils,