Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/317

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le réel, vers ce qui fait qu’on cause et qu’on ne déclame pas. On s’attache surtout à l’élite, à ce qui est apprécié de quelques-uns, des meilleurs, à ce qui nous fait sentir à sa source la vie de l’esprit. Heureux si on peut le rencontrer non loin de soi ! Il y a, sachons-le bien, dans chaque génération vivante quelque chose qui périt avec elle et qui ne se transmet pas. Les écrits ne rendent pas tout, et, des qu’on a affaire à des pensées délicates, le meilleur est encore ce qui s’envole et qui a oublié de se fixer. On sait qu’il y a des langues d’Orient dans lesquelles toute une portion vocale ne s’écrit point ; il en est ainsi de chaque littérature. Tout ce qui a vécu d’une vie sociale un peu compliquée a son esprit à soi, son génie léger, qui disparaît avec les groupes qu’il anime. Les successeurs sont tentés d’en tenir peu de compte, même quand ils s’en portent les héritiers. Lorsque vient le lendemain, on ramasse le fruit d’hier, mais on n’a pas eu la fleur ; et ce fruit même, on ne l’a pas vu, on ne l’a pas cueilli sur l’arbre dans son velouté et dans sa fraîcheur de duvet. Une fois à distance, on parle des choses en grand, c’est-à-dire le plus souvent en gros. Même lorsqu’on croit les savoir le mieux, on court risque de tomber dans des confusions qui feraient hausser les épaules à ceux dont on parle, s’ils revenaient au monde. Tel qui, dans le temps, n’aurait pas été admis à l’antichambre chez Mme de La Fayette ou chez Mme de Maintenon, est homme à célébrer intrépidement les élégances du grand siècle. Le xviiie siècle est depuis longtemps en proie à des amateurs et soi-disant connaisseurs qui n’ont pas l’air d’en distinguer les divers étages, de soupçonner ce qui, par exemple, sépare Dorat de Rulhière. L’à-peu-prés et le pèle-mêle se glissent partout. Cela fait souffrir. Mais quand il s’agit de morts déjà anciens, et dont la dépouille est à tout le monde, comment venir prétendre qu’on les possède mieux, qu’on a la tradition de leur manière et la clef de leur esprit, plutôt que le premier venu qui en parlera avec aplomb et d’un air de connais-