Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/442

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suivie de beaucoup de réflexions ; voilà comme quoi on profite de tout. » Les lettres à l’abbé Nicaise, à part ces éclairs passagers, sont d’ailleurs remplies de pensées graves, élevées, fondamentales, de fréquents rappels à ce moment qui doit décider pour jamais de nos aventures. Il y a un endroit qui m’a paru un charmant exemple de ce qu’on peut appeler l’euphémisme chrétien : il s’agit de la mort, comme toujours ; mais Rancé évite d’en prononcer le nom, tout en y voulant tourner et comme apprivoiser l’esprit un peu faible de son ami, qui est vieux et, de plus, malade en ce moment. Après lui avoir donc proposé les choses d’en haut comme les seules qui méritent d’être désirées, il ajoute : « C’est un sentiment dont vous devez être rempli dans tous les temps, mais particulièrement quand nous sommes plus près de ressentir le bonheur qu’il y a de les avoir aimées. » Est-il une manière plus douce et plus insinuante de dire : à mesure que nous sommes plus près de la mort ? Les anciens disaient, quand ils voulaient faire allusion à cet instant : Si quid minus feliciter contigerit. Aux seuls chrétiens comme Rancé il appartient de renchérir avec vérité sur cette délicatesse d’expression, et de dire, pour rendre en plein la même chose : Si quid felicius contigerit. C’est qu’en effet, à ne considérer que ce passage fatal, la perspective entière est retournée. Horace dit de la mort : In aeternum exilium, partir pour l’éternel exil ; et le chrétien dit : S’en retourner dans la patrie éternelle. Toute la différence des points de vue est là[1].

Quoi qu’à la simple lecture ces lettres de Rancé, si on n’y prend pas garde, semblent uniformes, et toutes assez semblables entre elles, on en extrairait quantité de belles et grandes pensées ; j’en ai déjà donné plus d’une et je les ai

  1. Ce passage, lu dans le Journal des Débats par Mme Swetchine, a passé depuis dans ses Pensées et a été imprimé sous son nom. Erreur bien flatteuse pour nous ! (Voir Madame Swetchine, sa Vie et ses œuvres, tome II, page 207.)