Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/186

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les plus fraîches réparations me venaient. Quand je goûtais un vif bonheur, j'avais besoin, pour le compléter, de me figurer qu'il était déjà enfui loin de moi, et que je repasserais un jour aux mêmes lieux, et que ce serait alors une délicieuse tristesse que ce bonheur à l'état de souvenir.

Dans ma vue des événements du dehors et mes jugements sur l'histoire présente, j'étais ainsi : le sentiment d'un passé encore tiède et récemment inhumé m'enlaçait par des sympathies invincibles. Dans mes faubourgs, sur mes boulevards favoris, les enceintes de clôture des communautés désertes, les grilles de derrière des jardins abandonnés, me recomposaient un monde où il semblait que j'eusse vécu. Quand ma lèvre de jeune homme brûlait de saluer les aurores nouvelles, quelque chose au fond de moi pleurait ce qui s'en est allé. Mais à certaines heures à certains jours en particulier aux soirs du dimanche, cette impression augmente ; tous mes anciens souvenirs se réveillent et sont naturellement convoqués. Tous les anneaux rompus du passé se remettent à trembler dans leur cours, à se chercher les uns les autres, éclairés d'une molle et magique lumière. Aujourd'hui, en cet instant même, mon ami, c'est un de ces soirs du dimanche ; et dans la contrée étrangère d'où je vous écris, tandis que les mille cloches en fête sonnent le Salut et l'Ave Maria, toute ma vie écoulée se rassemble dans un sentiment merveilleux, tous mes souvenirs répondent, comme ils feraient sous des cieux et à des échos accoutumés. Depuis la ferme de mon oncle, depuis cette première lueur indécise que j'ai gardée de ma mère, combien de points s'éclairent par degrés et se remuent ! combien de débris isolés, peu marquants, non motivés, ce semble, dans leur réveil, et pourtant pleins de vie cachée et d'un sens austère ! Oh ! non pas vous seulement, Etres inévitables, qui fûtes tout pour moi, pour lesquels je dois prier et me saigner