Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/236

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ne sont possibles, je le vois qu'à condition d'insensibilité fréquente, d'oubli de leur part et de détournement perpétuel de leur tendresse sur d'autres êtres qui ne sont pas nous. Puisqu'en restant attentives et vives, ces amitiés, au dire des conseillers rigides, ne sont jamais que prétendues innocentes, osons plus, osons mieux, ayons-les donc tout à fait coupables ! " Ainsi la bonne lecture elle-même, dans ce cœur trop remué, tournait en aide aux conclusions délirantes ; - et l'image de madame R. reparaissait à l'instant plus fraîche, comme après un sommeil d'hiver, tantôt en pleurs silencieux, telle que je l'avais surprise dans cette soirée de la loge, et se mourant de langueur de n'être pas aimée, tantôt dans la féerie du bal, se laissant deviner aussi enivrée et légère que la rendrait le bonheur ; tour à tour roseau frêle et pâle qu'il serait aisé de relever, lutin moqueur et fugitif, difficile et précieux à saisir, ou bien sphinx discret, prudent et assez cruel, avec un secret que sa fine lèvre aurait peine à dire, et que je lui voudrais arracher.



On était aux premières haleines du printemps. Aussitôt arrivé, je visitai madame R. Elle me reçut bien amicalement, avec cette teinte de tristesse amollie, qui lui était familière, et d'humides nuages sur le front. J'y retournai le lendemain et les jours suivants, dans l'après-midi ; encore la même tristesse et les mêmes nuages, avec un éclair aussi doux. Nous renouâmes le passé peu à peu, et sans qu'il en fût question. Elle ne vivait plus seule, et une tante qui l'avait élevée était venue demeurer à Paris près d'elle. Mais c'était seule d'ordinaire que je la voyais à ces heures, dans son étroit salon bleuâtre, aux jalousies souvent à demi fermées. Notre conversation dès les premières fois, et à travers les