Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/270

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la réalité se chassent l'une l'autre en nous plusieurs fois dans l'espace de peu d'heures ; - mais j'ai les trente ans désormais sans retour, ajoutait-elle.

Elle confessait avoir toujours eu un monde en elle-même, un palais brumeux enchanté, une verte lande sans fin, peuplée de génies affectueux et de songes ; avoir vécu une vie idéale tout intense, toute confiante et longtemps impénétrable aux choses ; mais que c'en était fait enfin chez elle, et plus rudement que chez d'autres, d'un seul coup.

Elle disait aussi, je m'en souviens, que l'illusion ou l'amour qu'on porte en soi à vingt ans ressemble à un collier dont le fil est orné de perles ; mais, au collier de trente ans, les perles sont tombées ; il n'en reste que le fil, qui dans un cœur fidèle, du moins, est indestructible et dure cette vie et l'autre.

Elle disait naturellement de ces choses qui semblaient cueillies sur la trace des Esprits des nuits dans les bruyères maternelles, mais de ces choses relevées avec sagesse et mûries dans un cœur tendre.

Et tout en proférant cette science amère de Job d'une douce lèvre de Noémi, et avec un souffle d'âme qui ne se lassait pas, la fatigue de marcher la prenait fréquemment.

Je choisissais, pour nous y asseoir, les bancs les plus attiédis, comme j'avais espéré faire autrefois pour sa mère à Kildarei et puis nous nous remettions en marche au soleil.

Une pensée encore qui s'offrit dans le cours de sa plainte et qui ne craignit pas de s'échapper, C'est qu'il y a un jour de découverte bien dure, lorsque après s'être cru nécessaire à quelqu'un et avoir cru quelqu'un inséparable d'avec nous, le cœur se détrompe, et qu'à un certain soir, tout le monde retiré, on se jette à genoux, la face dans ses mains, priant Dieu pour soi, pour sa propre paix, et ne pouvant plus rien directement dans le bonheur ou le malheur d'un autre.