Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/310

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de ces dons, malheur, s'il en use, je ne dis pas pour tromper, pour séduire et trahir (celui-là est infâme), mais s'il en use au hasard et à son vague plaisir, s'il ne fait pas fructifier au service de tous ce talent d'amour, s'il rentre tard au palais du Maître, sans ramener derrière lui une longue file priante et consolée ! Je me représentais cela à moi-même après ces entretiens où l'abbé Carron m'était apparu à la tête de son troupeau de malades et de pauvres ; dans les vœux ardents que je faisais de suivre de loin sa trace, mon visage s'arrosait de larmes abondantes. Ce don précieux des larmes m'était revenu. je l'avais fort perdu, mon ami, durant cette précédente année de dissipation, de manège frivole, de poursuites obstinées et de tiraillements. Ces sortes d'inquiétudes, a dit un Saint, font disparaître l'inestimable don avec autant de facilité que le feu fait fondre la cire. Mais quatre ou cinq jours après la rupture avec madame R., me promenant seul, sous une brume intérieure assez abaissée, je sentis tout d'un coup comme une source profonde se délier et sourdre en moi ; mes yeux s'épanchèrent en ruisseaux. Les pures scènes de Couaën, les commencements de la Gastine et les blondes abeilles qui s'envolaient à mon approche, aux haies du verger ; mon enfance surtout, la maison de mon oncle, ma fenêtre en face des longs toits rouillés de mousse, et les visions dans l'azur, tout ce qu'il y a eu de virginal et de docile à travers mes jours, me fut rendu. J'eus l'avant-goût de ce que peut être l'éternelle jeunesse, l'enfance perpétuée d'une âme dans le Seigneur.

Lorsque j'étais ainsi content de mes journées, auxquelles je mêlais d'antiques lectures et les fleurs incomparables des déserts, je venais plus souvent chez madame de Cursy, qui jouissait de me voir si heureusement changé, bien qu'elle n'eût jamais su la profondeur