Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/59

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chaque décision du Saint, se récria ici plein de douleur, et supplia à genoux celui qui avait pleuré sur Didon de lui laisser l'idée de Laure. Et pourquoi aussi, à le plus tendre des docteurs à le plus irréfragable des Pères s'il m'est permis de le demander humblement, pourquoi ne la lui laissais-tu pas ? Est-il donc absolument interdit d'aimer en idée une créature de choix, quand plus on l'aime, plus on se sent disposé à croire, à souffrir et à prier ; quand plus on prie et l'on s'élève, plus on se sent en goût de l'aimer ? Qu'y a-t-il surtout quand cette créature unique est déjà morte et ravie, quand elle se trouve déjà par rapport à nous sur l'autre rive du Temps du côté de Dieu ?

L'Amour divin dont tout bien émane et par qui tout se soutient, peut nous être figuré sur l'autel que nul n'a vu en face ni ne verra, au centre des cieux et des mondes ; et de là il darde, il rayonne, il ébranle ; il pénètre à divers degrés et meut toute vie, et s'il arrivait pur et seul (merus) à nos cœurs dans ce monde mortel, il ne les enivrerait pas, il ne les éblouirait pas : il les ferait éclater comme un cristal, il les fondrait, il les boirait sur l'heure, fussent-ils du plus invincible diamant, de même à peu près que le soleil, sa pâle image, embraserait le globe s'il y dardait ses rayons à nu. Mais comme l'air est là dans la nature, merveilleux et presque invisible, accueillant le soleil, vêtissant la terre, lui étalant, lui distribuant les feux d'en haut en lumière variée et en chaleur tolérable, ainsi, au-devant du pur Amour divin, pour les cœurs fidèles, est ici-bas la Charité, qui ne connaît ni vide ni relâche, qui embrasse tous les hommes les met entre Dieu et chacun et opère dans la sphère humaine des âmes