Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/63

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chaque moment sous nos pas. La tristesse inexprimable qu'à certaines heures du soir, j'avais vue s'étendre et redoubler dans le réseau plus bleuâtre des veines au front douloureux du marquis, me donnait à soupçonner que, malgré la décision de ces sortes de caractères il n'était pas sans anxiété lui-même, et qu'entre les chances diverses de l'avenir, le néant de ses projets lui revenait amèrement. Je compatissais avant tout aux déchirements d'un tel cœur, et j'étais à mille lieues de me repentir de m'être engagé ; mais je souffrais aussi pour mon propre compte dans mes facultés non assouvies, dans ce besoin de périls et de renom qui bourdonnait à mon oreille, dans ces aptitudes multiples qui, exercées à temps et s'appuyant de l'occasion eussent fait de moi, je l'osais croire, un orateur politique, un homme d'Etat ou un guerrier. Ma pensée habituelle de jouissance et d'amour, qui recouvrait toutes les autres et les minait peu à peu, ne les détruisait pas d'un seul coup : en me baignant dans le lac débordé de mes langueurs je heurtais fréquemment quelque pointe de ces rochers plus sévères.

Un jour que je m'étais ainsi, comme à plaisir, endolori de blessures et abreuvé de pleurs qu'après avoir sondé longuement les endroits défectueux de ma destinée, j'avais invoqué pour tout secours ce sentiment unique, absorbant, qui eût été à mes yeux la rançon de l'univers et mon dédommagement suprême ; un jour que j'avais perdu de plus abondants soupirs, effeuillé plus de bourgeons et de tiges d'osier fleuri, tendu dans l'air des mains plus suppliantes à quelque invisible anneau de cette chaîne qui me semblait comme celle des dieux à Platon ; ce jour-là, un 6 juillet, s'il m'en souvient, chargé de tout le fardeau de ma jeunesse, je sortais des bosquets par le carré des parterres ma coiffure rabattue sur le visage, les regards à mes pieds ; et le fond flottant de ma pensée était ceci : “ Jusqu'à