Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/86

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jour son âme, et, sous une forme assez abstraite et générale, la conversation qu'il entama poursuivit tout haut sa pensée.

J'ai remarqué maintes fois mon ami, que les hommes d'action, les esprits fermes et résolus même les plus ignorants quand ils s'abattent sur les pures idées y font des percées profondes ; qu'ils se prennent et se heurtent à des angles singuliers et ne les lâchent pas. Jetés à la rencontre dans la métaphysique, ils y chevauchent étrangement et la traversent par les biais les plus courts par des sentiers audacieux et rapides. Comme le nombre des questions sérieuses n'est pas infini pour l'homme, comme le nombre des solutions l'est encore moins, il y a une sorte de curiosité à voir les éternels sujets de méditation remaniés au pli de l'expérience active, et la rude énergie d'un mortel héroïque se tailler, en passant, une ceinture à sa guise, au lieu de la trame oiseuse et subtile, toile de Pénélope des dialecticiens et des philosophes.

M. de Couaën, d'une voix altérée que j'entends encore, me tenait donc de mélancoliques discours dont voici le mouvement et le sens :

« Amaury, Amaury, c'est une rude arène que la vie, une ingrate bruyère ; et j'étais en train de me le dire quand vous êtes venu. Il y a une loi probablement, un ordre absolu sur nos têtes quelque horloge vigilante et infaillible des astres et des mondes : mais, pour nous autres, hommes, ces lointains accords sont comme s'ils n'étaient pas. L'ouragan qui souffle sur nos plages peut faire à merveille dans une harmonie plus haute ; mais le grain de sable qui tournoie, s'il a la pensée, doit croire au chaos. Depuis que l'homme est, dit-on, sorti du chêne, il n'est pas moins assujetti à l'aquilon que devant : ici battu, rabougri, stérilisé (et il frappait de sa canne une yeuse maigre et nouée du chemin), plus loin majestueux, dominant et tout en ombrage, et pourtant