Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/90

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Vous, Amaury, jeunes gens à l'âge de l'action qu'on se figure prochaine et de l'enthousiasme exubérant, vous ne sentez pas ainsi. Vous ne comptez pas, vous ne mesurez pas. Vous acceptez avec ivresse vos rivaux et l'univers, vous confiant en vous-mêmes, et sans discuter les chances !

(Je n'ai pas besoin de dire qu'ici le marquis se méprenait à mon égard. ) Vous leur faites la part généreuse. Pourvu que le combat s'engage sur l'heure, que vous importe le soleil dans les yeux !) le résultat qui va suivre vous paraît d'avance la justice même, et plus que suffisant à tout redresser. Mais plus tard aux abords de la grise saison quand le sort a chicané sans pudeur, quand la bataille a reculé dès l'aurore et qu'on est harassé de contretemps on se fait chagrin, raisonneur et sévère. Il est dur de voir les occasions, une à une, s'écouler, nos pareils s'ancrer et s'établir, de nouvelles générations qui nous poussent, et la barque de notre fortune, comme un point noir à l'horizon, repartir sans avoir abordé, et se perdre dans l'immensité, le nombre et l'oubli...

« Tel homme vous paraît bizarre, taciturne et déplacé.

Vous avez vécu près de lui, avec lui ; vous l'avez accosté maintes fois. Vous l'avez rencontré aux eaux deux étés consécutif ; ; il a dîné avec vous deux hivers à la table de la garnison ; vous le croyez connaître. Pour vous il est jugé d'un mot : nature incomplète et atrabilaire, dites-vous ; et le voilà retranché des hauts rangs. Savez-vous donc ce que cet homme a dans l'âme, ce qu'il pourrait devenir s'il n'était barré à jamais par les choses, s'il se sentait tant soit peu dans sa voie, s'il lui était donné un matin, au sortir de ses broussailles, d'embrasser d'un coup d'oeil toute sa destinée ?

“ Puis, lorsqu'une fois ils sont arrivés à bon terme, on exagère, on amplifie après coup les hommes ; on fait d'eux des trophées ou des mannequins gigantesques ; on les affuble d'idées quasi surnaturelles ; on leur