Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/98

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résidence à un séjour brusquement étranger, cela devient très sensible ; toutes les portions vagues de notre âme, qui là-bas s'enracinaient aux lieux, détachées maintenant et comme veuves, se replient et s'implantent à l'endroit de l'unique pensée. L'excitation des sens, l'échauffement d'imagination, dont les bocages de Couaën m'avaient mal préservé et que des spectacles journaliers, mortels aux scrupules, venaient redoubler en moi, étaient une autre cause, moins délicate, d'accélération passionnée ; ce fut la principale, hélas ! et la plus aveugle ; il faut y insister, j'en rougis de honte ! je n'aurais ici à vous raconter que des ravages.

Vous ne sauriez vous faire qu'une pâle idée, mon ami, du Paris d'alors tel qu'il était dans l'opulence de son désordre, la frénésie de ses plaisirs l'étalage émouvant de ses tableaux. La chute du vieux siècle, en se joignant à l'adolescente vigueur du nôtre, formait un confluent rapide, turbulent, de limon agité et d'écume bouillonnante.

Nos armées oisives et la multitude d'étrangers de toute nation, accourus pendant cette courte paix, étaient comme une crue subite qui faisait déborder le beau fleuve. Je ne pus, il est vrai, qu'entrevoir et deviner tant d'ivresse tumultueuse dans ces deux semaines que dura mon premier séjour ; mais, quoique je sortisse peu seul et que j'accompagnasse d'ordinaire madame de Couaën, mon regard fut prompt à tout construire. En passant sur les places et le long des rues, j'observais mal le précepte du Sage et je laissais ma vue vaguer çà et là : mon coup d'oeil oblique, qu'on aurait jugé nonchalant, franchissait les coins et perçait les murailles. Elle à mon bras on m'eût cru absorbé en un doux soin et j'avais tout vu alentour. Une ou deux fois le soir, après avoir fait route avec M. de Couaën jusqu'à ses rendez-vous politiques, près de Clichy, où je le quittais, je m'en revins seul, et de la Madeleine aux Feuillantines je traversai, comme à la