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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

duchesse de N…, car j’étais à Turin, il y a trois jours, avec Cécilia. Personne, dans ce village et dans la ville de Turin, n’a su notre voyage. Mais nous, dans les vingt-quatre heures que nous avons été près de vous sans pouvoir aller vous serrer la main, nous avons appris, malgré nous, bien des choses. Je vous ai cru retombé dans les filets de Circé ; je vous ai plaint sincèrement, et, comme nous passions devant votre logement pour sortir de la ville, à cinq heures du matin, Cécilia vous a chanté quelques phrases de Mozart en guise d’éternel adieu. Malheureusement elle a choisi un air et des paroles qui ressemblaient à un appel plus qu’à une formule d’abandon, et cela m’a mis en colère. Puis, je me suis rassuré en la voyant aussi calme que si votre infidélité lui était la chose du monde la plus indifférente ; et, comme je vous aime, au fond, j’étais triste en pensant à la femme qui remplaçait Cécilia dans votre volage cœur. Voyons, dites, qui aimez-vous et où allez-vous ? Ne couriez-vous pas après la duchesse en passant par le village des Désertes ? Est-elle cachée dans quelque château voisin ? Comment le hasard aurait-il pu vous amener dans cette vallée, qui n’est sur la route de rien ? Si vous ne volez pas à un rendez-vous donné par cette femme, il est évident pour moi que vous êtes venu ici pour l’autre, que vous avez réussi à connaître sa retraite et sa nouvelle situation, si bien cachée depuis qu’elle en jouit. C’est donc à vous d’être sincère, monsieur Salentini. De qui êtes-vous ou n’êtes-vous pas amoureux, et vis-à-vis de qui prétendez-vous vous conduire en Ottavio ou en don Giovanni ?



Un cinquième personnage… me tournait le dos. (Page 100.)

Je répondis en racontant succinctement toute la vérité ; je ne cachai point que le vedrai carino chanté par Cécilia, sous ma fenêtre, m’avait sauvé des griffes de la duchesse, et j’ajoutai pour conclure : — J’ai été sur le point d’oublier Cécilia, j’en conviens, et j’ai tant souffert dans cette lutte, que je croyais n’y plus songer. Je m’attendais si peu à vous revoir aujourd’hui, et l’existence fantastique où vous me jetez tout d’un coup est si nouvelle pour moi, que je ne puis vous rien dire, sinon que vous, devenu naïf et amoureux, elle, devenue expansive et brillante, son père, devenu sobre et lucide d’intelligence, votre château mystérieux, vos deux charmantes sœurs, ces figures inconnues qui m’apparaissent comme dans un rêve, cette vie d’artiste-grand-seigneur