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LUCREZIA FLORIANI.

art pur, élégant, idéal du Parthénon. Mais je n’aime pas, ou du moins je ne comprends pas la lourde musculature de l’art romain et les formes accusées de la décadence. Ce pays-ci est tourné au matérialisme, la race s’en ressent. Cela ne m’intéresse point.

— Quoi ! franchement, la vue d’une belle femme ne charme pas tes regards, ne fût-ce qu’un instant… quand elle passe ?

— Tu sais bien que non. Pourquoi t’en étonner ? Moi, j’ai accepté ton admiration facile et banale pour toutes les femmes tant soit peu belles qui passent devant toi. Tu es pressé d’aimer, et cependant, celle qui doit s’emparer de ton être ne s’est pas encore présentée à tes regards. Elle existe, sans doute, celle que Dieu a créée pour toi ; elle t’attend, et toi tu la cherches. C’est ainsi que je m’explique tes amours insensés, tes brusques dégoûts, et toutes ces tortures de l’âme que tu appelles tes plaisirs. Mais, quant à moi, tu sais bien que j’avais rencontré la compagne de ma vie. Tu sais bien que je l’ai connue, tu sais bien que je l’aimerai toujours dans la tombe, comme je l’ai aimée sur la terre. Comme rien ne peut lui ressembler, comme personne ne me la rappellerait, je ne regarde pas, je ne cherche pas : je n’ai pas besoin d’admirer ce qui existe en dehors du type que je porte éternellement parfait, éternellement vivant dans ma pensée.

Salvator eut envie de contredire son ami ; mais il craignit de le voir s’animer sur un pareil sujet, et retrouver, pour la discussion, une force fébrile qu’il redoutait plus pour lui que la langueur de la fatigue. Il se contenta de lui demander s’il était bien sûr de ne jamais aimer une autre femme.

— Comme Dieu lui-même ne saurait créer un second être aussi parfait que celui qu’il m’avait destiné dans sa miséricorde infinie, il ne permettra pas que je m’égare jusqu’à tenter d’aimer une seconde fois.

— La vie est longue, pourtant ! dit Salvator d’un ton de doute involontaire, et ce n’est pas à vingt-quatre ans qu’on peut faire un pareil serment.

— On n’est pas toujours jeune à vingt-quatre ans ! répondit Karol. Puis il soupira et tomba dans le silence de la méditation. Salvator vit qu’il avait réveillé cette idée d’une mort prématurée, dont son ami se nourrissait comme d’un poison. Il feignit de ne pas le deviner sur ce point, et il essaya de le distraire en lui montrant la jolie vallée dont le lac occupe le fond.

Le petit lac d’Iseo n’a rien de grandiose dans son aspect, et ses abords sont doux et frais comme une églogue de Virgile. Entre les montagnes qui forment ses horizons et les rides molles et lentes que la brise trace sur ses bords, il y a une zone de charmantes prairies, littéralement émaillées des plus belles fleurs champêtres que produise la Lombardie. Des tapis de safran d’un rose pur jonchent ses rives, où l’orage ne pousse jamais avec fracas la vague irritée. De légères et rustiques embarcations glissent sur des ondes paisibles, où s’effeuillent les fleurs du pêcher et de l’amandier.

Au moment où les deux jeunes voyageurs descendirent de voiture, plusieurs bateaux levaient leurs amarres, et les habitants des paroisses riveraines, que leurs chevaux et leurs charrettes avaient ramenés de la fête, s’élançaient, en riant et en chantant, sur ces esquifs qui devaient faire le tour du lac et descendre chaque groupe à son domicile. On poussait les charrettes toutes chargées d’enfants et de jeunes filles bruyantes sur les grosses barques ; de jeunes couples sautaient sur les nacelles et se défiaient alla regata. Suivant l’habitude de la localité, pour empêcher les chevaux, fumants de sueur, de s’enrhumer durant la traversée, on les plongeait préalablement dans les eaux glaciales de la plage, et ces animaux courageux paraissaient prendre grand plaisir à cette immersion.

Karol s’assit sur une souche au bord de l’eau, pour contempler, non cette scène animée et pittoresque, mais les vagues horizons bleuâtres de la chaîne Alpestre. Salvator était entré dans la locanda pour choisir les chambres.

Mais il revint bientôt avec une figure contrariée : le gîte était abominable, brûlant, infect, encombré d’ivrognes et d’animaux qui se querellaient. Il n’y avait pas moyen de se reposer là des fatigues d’une journée de voyage.

Le prince, quoiqu’il souffrît plus que personne de l’angoisse d’une mauvaise nuit, prenait ordinairement ces sortes de contrariétés avec une insouciance stoïque. Cependant, cette fois, il dit à son jeune ami, avec un air d’inquiétude étrange : « J’avais un pressentiment que nous ferions mieux de ne pas venir coucher ici. »

— Un pressentiment à propos d’une mauvaise auberge ? s’écria Salvator, que le fâcheux succès de son idée irritait un peu contre lui-même et par conséquent contre le prochain ; ma foi, quand il s’agit d’éviter la vermine d’une sale locanda et la puanteur d’une laide cuisine, j’avoue que je n’ai point de ces subtiles perceptions et de ces avertissements mystérieux.

— Ne te moque pas de moi, Salvator, reprit le prince avec douceur, il ne s’agit point de ces puérilités-là, et tu sais fort bien que j’en prends mon parti mieux que toi-même.

— Eh ! c’est peut-être à cause de toi que je n’en prends pas mon parti !

— Je le sais, mon bon Salvator ; ne te tourmente donc pas, et partons !

— Comment, partons ! nous avons faim, et il y a là du moins des truites superbes qui sautent dans la friture. Je ne me laisse pas décourager si vite, soupons d’abord, faisons-nous servir là, en plein air, sous ces caroubiers. Et puis je courrai tout le village et je trouverai bien une maison un peu plus propre que l’auberge, une chambre pour toi, au moins ; fût-ce chez le médecin ou l’avocat de la contrée ! Il y a bien un curé, ici !

— Ami, tu ne veux pas me comprendre, tu t’occupes d’enfantillages… Tu sais que je n’ai pas de caprices, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! une seule fois, pardonne-m’en un bizarre… Je me sens mal ici ; cet air m’inquiète, ce lac m’éblouit. Il y croît peut-être quelque herbe vénéneuse mortelle pour moi… Allons coucher ailleurs. J’ai un pressentiment sérieux que je ne devais pas venir ici. Quand les chevaux ont quitté la route de Venise et pris sur la gauche, il m’a semblé qu’ils résistaient : ne l’as-tu pas remarqué ? — Enfin, ne me crois pas atteint de folie, ne me regarde pas d’un air effrayé ; je suis calme, je suis résigné, si tu le veux, à de nouveaux malheurs… mais à quoi bon les braver, quand il est temps encore de les fuir ?

Salvator Albani était effrayé, en effet, du ton sérieux et pénétré avec lequel Karol disait ces paroles étranges. Comme il le croyait plus faible qu’il ne l’était réellement, il s’imagina qu’il allait tomber gravement malade, et qu’un secret malaise l’en avertissait. Mais il ne pensait pas que le lieu y fût pour quelque chose, lorsque la nature, la race humaine, le ciel et la végétation étaient luxuriants autour de lui. Il ne voulait pourtant pas heurter son caprice, mais il se demandait si un nouveau relais, fourni à jeun et après une longue journée, ne hâterait pas l’explosion du mal.

Le prince vit son hésitation et se rappela ce que le bon Salvator avait déjà oublié, c’est qu’il mourait de faim. Dès lors, sacrifiant toute sa répugnance, et imposant silence à son imagination, il prétendit qu’il avait faim lui-même, et qu’avant de quitter Iseo, il fallait pourtant souper.

Cet accommodement rassura un peu Salvator. « S’il a faim, pensa-t-il, il n’est pas sous le coup d’une maladie imminente, et peut-être que cette pensée de détresse qui s’est emparée de lui est le résultat d’une faim excessive dont il ne se rendait pas compte, une sorte de défaillance morale et physique. Mangeons, et puis nous verrons ! »

Le souper était meilleur que l’auberge ne semblait l’annoncer, et on le servit dans le jardin de l’hôtelier, sous une fraîche tonnelle, qui masquait un peu l’éclat du lac, et où Karol se sentit réellement plus calme. Grâce à la mobilité de son tempérament et de son humeur, il man-