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LAVINIA.

son lit en attendant l’heure fixée pour le rendez-vous.

Quoique le climat soit infiniment moins chaud dans cette vallée que dans celle de Bigorre, la journée fut lourde et brûlante. Sir Lionel, étendu sur un mauvais lit d’auberge, ressentit quelques mouvements fébriles, et s’endormit péniblement au bourdonnement des insectes qui tournoyaient sur sa tête dans l’air embrasé. Son compagnon, plus actif et plus insouciant, traversa la vallée, rendit des visites à tout le voisinage, guetta le passage des cavalcades sur la route de Gavarni, salua les belles ladys qu’il aperçut à leurs fenêtres ou sur les chemins, jeta de brillantes œillades aux jeunes Françaises, pour lesquelles il avait une préférence décidée, et vint enfin rejoindre Lionel à l’entrée de la nuit.

« Allons, debout, debout ! s’écria-t-il en pénétrant sous ses rideaux de serge ; voici l’heure du rendez-vous.

— Déjà ? dit Lionel, qui, grâce à la fraîcheur du soir, commençait à dormir d’un sommeil paisible ; quelle heure est-il donc, Henry ? »

Henry répondit d’un ton emphatique :

At the close of the day when the Hamlet is still
And nought but the torrent is heard upon the hill…

— Ah ! pour Dieu, faites-moi grâce de vos citations, Henry ! Je vois bien que la nuit descend, que le silence gagne, que la voix du torrent nous arrive plus sonore et plus pure ; mais lady Lavinia ne m’attend qu’à neuf heures ; je puis peut-être dormir encore un peu.

— Non, pas une minute de plus, Lionel. Il faut nous rendre à pied à Saint-Sauveur ; car j’y ai fait conduire nos chevaux dès ce matin, et les pauvres animaux sont assez fatigués, sans compter ce qui leur reste à faire. Allons, habillez-vous. C’est bien. À dix heures je serai à cheval, à la porte de lady Lavinia, tenant en main votre palefroi et prêt à vous offrir la bride, ni plus ni moins que notre grand William à la porte des théâtres, lorsqu’il était réduit à l’office de jockey, le grand homme ! Allons, Lionel, voici votre porte-manteau, une cravate blanche, de la cire à moustache. Patience donc ! Oh ! quelle négligence ! quelle apathie ! Y songez-vous, mon cher ? se présenter avec une mauvaise toilette devant une femme que l’on n’aime plus, c’est une faute énorme ! Sachez donc bien qu’il faut, au contraire, lui apparaître avec tous vos avantages, afin de lui faire sentir le prix de ce qu’elle perd. Allons, allons ! relevez-moi votre chevelure encore mieux que s’il s’agissait d’ouvrir le bal avec miss Margaret. Bien ! Laissez-moi donner un coup de brosse à votre habit. Eh quoi ! auriez-vous oublié un flacon d’essence de tubéreuse pour inonder votre foulard des Indes ? Ce serait impardonnable ; non ; Dieu soit loué ! le voici. Allons, Lionel, vous embaumez, vous resplendissez ; partez. Songez qu’il y va de votre honneur de faire verser quelques larmes en apparaissant ce soir pour la dernière fois sur l’horizon de lady Lavinia. »

Lorsqu’ils traversèrent la bourgade Saint-Sauveur, qui se compose de cinquante maisons au plus, ils s’étonnèrent de ne voir aucune personne élégante dans la rue ni aux fenêtres. Mais ils s’expliquèrent cette singularité en passant devant les fenêtres d’un rez-de-chaussée d’où partaient les sons faux d’un violon, d’un flageolet et d’un tympanon, instrument indigène qui tient du tambourin français et de la guitare espagnole. Le bruit et la poussière apprirent à nos voyageurs que le bal était commencé, et que tout ce qu’il y a de plus élégant parmi l’aristocratie de France, d’Espagne et d’Angleterre, réuni dans une salle modeste, aux murailles blanches décorées de guirlandes de buis et de serpolet, dansait au bruit du plus détestable charivari qui ait jamais déchiré des oreilles et marqué la mesure à faux.

Plusieurs groupes de baigneurs, de ceux qu’une condition moins brillante ou une santé plus réellement détruite privaient du plaisir de prendre une part active à la soirée, se pressaient devant ces fenêtres pour jeter, par-dessus l’épaule les uns des autres, un coup d’œil de curiosité envieuse ou ironique sur le bal, et pour échanger quelque remarque laudative ou maligne, en attendant que l’horloge du village eût sonné l’heure où tout convalescent doit aller se coucher, sous peine de perdre le benefit des eaux minérales.

Au moment où nos deux voyageurs passèrent devant ce groupe, il y eut dans cette petite foule un mouvement oscillatoire vers l’embrasure des fenêtres ; et Henry, en essayant de se mêler aux curieux, recueillit ces paroles :

« C’est la belle juive Lavinia Blake qui va danser. On dit que c’est la femme de toute l’Europe qui danse le mieux. »

« Ah ! venez, Lionel ! s’écria le jeune baronnet ; venez voir comme ma cousine est bien mise et charmante ! »

Mais Lionel le tira par le bras ; et, rempli d’humeur et d’impatience, il l’arracha de la fenêtre, sans daigner jeter un regard de ce côté.

« Allons, allons ! lui dit-il, nous ne sommes pas venus ici pour voir danser. »

Cependant il ne put s’éloigner assez vite pour qu’un autre propos, jeté au hasard autour de lui, ne vînt pas frapper son oreille.

« Ah ! disait-on, c’est le beau comte de Morangy qui la fait danser.

— Faites-moi le plaisir de me dire quel autre ce pourrait être ? répondit une autre voix.

— On dit qu’il en perd la tête, reprit un troisième interlocuteur. Il a déjà crevé pour elle trois chevaux, et je ne sais combien de jockeys. »

L’amour-propre est un si étrange conseiller, qu’il nous arrive cent fois par jour d’être, grâce à lui, en pleine contradiction avec nous-mêmes. Par le fait, sir Lionel était charmé de savoir lady Lavinia placée, par de nouvelles affections, dans une situation qui assurait leur indépendance mutuelle. Et pourtant la publicité des triomphes qui pouvaient faire oublier le passé à cette femme délaissée fut pour Lionel une espèce d’affront qu’il dévora avec peine.

Henry, qui connaissait les lieux, le conduisit au bout du village, à la maison qu’habitait sa cousine. Là il le laissa.

Cette maison était un peu isolée des autres ; elle s’adossait, d’un côté, à la montagne, et de l’autre, elle dominait le ravin. À trois pas, un torrent tombait à grand bruit dans la cannelure du rocher ; et la maison, inondée, pour ainsi dire, de ce bruit frais et sauvage, semblait ébranlée par la chute d’eau et prête à s’élancer avec elle dans l’abîme. C’était une des situations les plus pittoresques que l’on pût choisir, et Lionel reconnut dans cette circonstance l’esprit romanesque et un peu bizarre de lady Lavinia.

Une vieille négresse vint ouvrir la porte d’un petit salon au rez-de-chaussée. À peine la lumière vint à frapper son visage luisant et calleux, que Lionel laissa échapper une exclamation de surprise. C’était Pepa, la vieille nourrice de Lavinia, celle que, pendant deux ans, Lionel avait vue auprès de sa bien-aimée. Comme il n’était en garde contre aucune espèce d’émotion, la vue inattendue de cette vieille, en réveillant en lui la mémoire du passé, bouleversa un instant toutes ses idées. Il faillit lui sauter au cou ; l’appeler nourrice, comme au temps de sa jeunesse et de sa gaieté, l’embrasser comme une digne servante, comme une vieille amie ; mais Pepa recula de trois pas, en contemplant d’un air stupéfait l’air empressé de Lionel. Elle ne le reconnaissait pas.

« Hélas ! je suis donc bien changé ? » pensa-t-il.

« Je suis, dit-il avec une voix troublée, la personne que lady Lavinia a fait demander. Ne vous a-t-elle pas prévenue ?…

— Oui, oui, Milord, répondit la négresse ; milady est au bal : elle m’a dit de lui porter son éventail aussitôt qu’un gentleman frapperait à cette porte. Restez ici, je cours l’avertir… »

La vieille se mit à chercher l’éventail. Il était sur le coin d’une tablette de marbre, sous la main de sir Lionel. Il le prit pour le remettre à la négresse, et ses doigts en conservèrent le parfum âpres qu’elle fut sortie.

Ce parfum opéra sur lui comme un charme ; ses organes nerveux en reçurent une commotion qui pénétra