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ISIDORA.

DEUXIÈME PARTIE.

Alice.

Dans un joli petit hôtel du faubourg Saint-Germain, plusieurs personnes étaient réunies autour de madame de T… Que madame de T… fût comtesse ou marquise, c’est ce que je n’ai pas retenu et ce qui m’importe le moins. Elle avait un nom plus doux à prononcer qu’un titre quelconque : elle s’appelait Alice.

Elle était ce jour-là au milieu de ses nobles parents ; aucun ne lui ressemblait. Ils étaient rogues et fiers. Elle était simple, modeste et bonne.

C’était une femme de vingt-cinq ans, d’une beauté pure et touchante, d’un esprit mûr et sérieux, d’une tournure jeune et pleine d’élégance. Au premier abord, cette beauté avait un caractère peut-être trop chaste et trop grave pour qu’il y eût moyen de mettre, comme on dit, un roman sur cette figure-là. L’extrême douceur du regard, la simplicité des manières et des ajustements, le parler un peu lent, l’expression plus juste et plus sensée qu’originale et brillante, tous ces dehors s’accordaient parfaitement avec tout ce que le monde savait de la vie d’Alice de T… Un mariage de convenance, un veuvage sans essai et sans désir de nouvelle union, une absence totale de coquetterie, aucune ambition de paraître, une conduite irréprochable, une froideur marquée et quelque peu hautaine avec les hommes à succès, une bienveillance désintéressée à l’égard des femmes, des amitiés sérieuses sans intimité exclusive, c’était là tout ce qu’on en pouvait dire. Lions et lionnes de salons la détestaient et la déclaraient impertinente, bien qu’elle fût d’une politesse irréprochable, savante même, et calculée comme l’est celle d’une personne fière à bon droit, au milieu des sots et des sottes. Les gens de cœur et d’esprit, qui sont en minorité dans le monde, l’estimaient au contraire ; mais ils lui eussent voulu plus d’abandon et d’élan. Quelques observateurs l’étudiaient, cherchant à découvrir un secret de femme sous cette réserve inexplicable ; mais ils y perdaient leur science. Cependant, disaient-ils, cet œil noir si calme a des éclairs rapides presque insaisissables ; ces lèvres qui parlent si peu ont quelquefois un tremblement nerveux, comme si elles refoulaient une pensée ardente ; cette poitrine si belle et si froide a comme des tressaillements mystérieux. Puis tout cela s’efface avant qu’on ait pu l’étudier, avant qu’on puisse dire si c’est une aspiration violentée par la prudence, ou quelque bâillement de profond ennui étouffé par le savoir-vivre.

Revenue depuis peu de jours de la campagne, elle revoyait ses parents pour la première fois depuis six mois environ. Ils avaient remarqué qu’elle était changée, amincie, pâlie extrêmement, et que sa gravité ordinaire avait quelque chose d’une nonchalance chagrine.

« Ma nièce, lui disait sa vieille tante la marquise, la campagne ne vous a point profité cette année. Vous y êtes restée trop longtemps, vous y avez pris de l’ennui.

— Ma chère, disait une cousine fort laide, vous ne vous soignez pas. Vous montez trop à cheval ; j’en suis sûre, vous lisez le soir, vous vous fatiguez. Vos lèvres sont blêmes et vos yeux cernés.

— Ma cousine, ajoutait un jeune fat, frère de la précédente, il faut vous remarier absolument. Vous vivez trop seule, vous vous dégoûtez de la vie. »

Alice répondait, avec un sourire un peu forcé, qu’elle ne s’était jamais mieux portée, et qu’elle aimait trop la campagne pour s’y ennuyer un seul instant.

« Et votre fils, ce cher Félix, arrive-t-il bientôt ? dit un vieil oncle.

— Ce soir ou demain, j’espère, dit madame de T… ; je l’ai devancé de quelques jours, son précepteur me l’amène. Vous le trouverez grandi, embelli, et fort comme un petit paysan.

— J’espère pourtant que vous ne l’élevez point tout à fait à la Jean-Jacques ? reprit l’oncle. Êtes-vous contente de ce précepteur que vous lui avez trouvé là-bas.

— Fort contente, jusqu’à présent.

— C’est un ecclésiastique ? demanda la cousine.

— Non, c’est un homme fort instruit.

— Et où l’avez-vous déterré ?

— Tout près de moi, dans les environs de ma terre.

— Est-ce un jeune homme ? demanda le cousin d’un air qui voulait être malin.

— C’est un jeune homme, répondit tranquillement Alice ; mais il a l’air plus grave que vous, Adhémar, et je le crois beaucoup plus raisonnable. Mais, ajouta-t-elle en regardant la pendule, le notaire va venir, et je crois, mon cher oncle et ma chère tante, que nous ferions mieux de nous occuper de l’objet qui nous rassemble.

— Ah ! c’est un objet bien triste ! dit la tante avec un profond soupir.

— Oui, dit gravement madame de T…, cela renouvelle pour moi surtout une douleur à peine surmontée.

— Cet odieux mariage, n’est-ce pas ? dit la cousine,

— Je ne puis songer à autre chose, reprit Alice, qu’à la perte de mon frère. »

Et, comme ce souvenir fut accueilli froidement, le cœur d’Alice se serra et des larmes vinrent au bord de sa paupière ; mais elle les contint. Sa douleur n’avait pas d’écho dans ces cœurs altiers.

Le notaire, un vieux notaire obséquieux en saluts, mais impassible de figure, entra, fut reçu poliment par madame de T…, sèchement par les autres, s’assit devant une table, déplia des papiers, lut un testament et fut écouté dans un profond silence. Après quoi, il y eut des réflexions faites à voix basse, un chuchotement de plus en plus agité autour d’Alice ; enfin on entendit la voix de la noble tante s’élever sur un diapason assez aigre, et dire, sans pouvoir se contenir davantage :

« Eh quoi, ma nièce, vous ne dites rien ? vous n’êtes pas indignée ! je ne vous conçois pas ! votre excès de bienveillance vous nuira dans le monde, je vous en avertis.

— Je ne me vante d’aucune bienveillance pour la personne dont nous parlons, répondit madame de T… ; je ne la connais pas. Mais je sais et je vois que mon frère l’a réellement épousée.

— Oui ! mais il est mort ; et elle ne nous est de rien, s’écria l’autre dame.

— Vous tranchez lestement le nœud du mariage, ma cousine, reprit Alice. Demandez à monsieur le notaire s’il fait aussi bon marché de la question civile que vous de la question religieuse.

— Les actes civils, le contrat, le testament, tout cela est en bonne forme, dit le notaire en se levant. J’ai fait connaître mon mandat et mes pouvoirs ; je me retire, s’il y a procès, ce que je regarde comme impossible…

— Non, non pas de procès, répondit gravement le vieux oncle : ce serait un scandale ; et nous n’avons pas envie de proclamer cet étrange mariage, en lui donnant le retentissement des journaux de palais et des mémoires à consulter. Sachez, monsieur, que, pour des gens comme nous, la question d’argent n’est pas digne d’attention. Mon neveu était maître de sa fortune ; qu’il en ait disposé en faveur de son laquais, de son chien ou de sa maîtresse, peu nous importe… Mais notre nom a été souillé par une alliance inqualifiable ; et nous sommes prêts à faire tous les sacrifices pour empêcher cette fille de le porter.

— Je ne me charge pas, moi, de porter une pareille proposition, dit le notaire ; et mon ministère ici est rempli. La question de savoir si vous accueillerez madame la comtesse de S… comme une parente, ou si vous la repousserez comme une ennemie, n’est pas de mon ressort. Je vous laisse la discuter, d’autant plus que mon rôle de mandataire de cette personne semble augmenter l’esprit d’hostilité que je rencontre ici contre elle. Madame de T…, j’ai l’honneur de vous présenter mon profond respect ; Mesdames… Messieurs… »

Et le vieux notaire sortit en faisant de grandes révérences à droite et à gauche ; des révérences comme les jeunes gens n’en font plus.

« Cet homme a raison, dit le jeune beau-fils en moustaches blondes, qui n’avait paru, pendant la lecture des papiers, occupé que du vernis de ses bottes et de sa canne à tête de rubis. Je crois qu’il eût mieux valu se taire de-