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ISIDORA.

le génie de Jacques Laurent. Cependant ce fait produisit un miracle dans le cœur d’Alice, et ce bon jeune homme fut bientôt à ses yeux le plus grand et le meilleur des êtres.

Ce sentiment l’envahit avec tant de charme et de douceur, qu’elle ne songea pas à y résister d’abord. Elle s’y livra avec délices, et si Jacques eût été tant soit peu roué, vaniteux ou personnel, il se serait aperçu qu’au bout de huit jours il était passionnément aimé.

Mais Jacques était particulièrement modeste. Il avait trop d’enthousiasme naïf et tendre pour les grandes âmes et les grandes choses : il ne lui en restait pas assez pour lui-même. Absorbé dans l’étude des plus belles œuvres de l’esprit humain, plongé dans la contemplation du génie des maîtres de l’éternelle doctrine de vérité, il se regardait comme un simple écolier, à peine digne d’écouter ces maîtres s’il eût pu les faire revivre, trop heureux de pouvoir les lire et les comprendre.

Naturellement porté à la vénération, il admira le cœur et l’esprit d’Alice, ce cœur et cet esprit que le monde ignorait, et qui se révélaient à lui seul. Il l’aima, mais il persista à se croire si peu de chose auprès d’elle, que la pensée d’être aimé ne put entrer dans son cerveau. Sa position précaire acheva de le rendre craintif, car la fierté ne va pas braver les affronts, et il eût rougi jusqu’au fond de l’âme si quelqu’un eût pu l’accuser d’être séduit par le titre et l’opulence d’une femme. L’homme le plus orgueilleux en pareil cas est le plus réservé, et, par la force des choses, il eût fallu, pour être devinée, qu’Alice eût le courage de faire les premiers pas. Mais cela était impossible à une femme dont toute la vie n’avait été que douleur, refoulement et contrainte. Elle aussi doutait d’elle-même, et à force d’avoir repoussé les hommages et les flatteries, elle était arrivée à oublier qu’elle était capable d’inspirer l’amour. Elle avait tant de peur de ressembler à ces galantes effrontées qui l’avaient fait si souvent rougir d’être femme !

Ils ne se devinèrent donc pas l’un l’autre, et malheur aux âmes altières qui appelleraient niaiserie la sainte naïveté de leur amour ! Ces âmes-là n’auraient jamais compris la vénération qui accompagne l’amour véritable dans les jeunes cœurs, et qui fait qu’on s’annihile soi-même dans la contemplation de l’être qu’on adore. Rarement deux âmes également éprises se rencontrent dans les romans plus ou moins complets dont la vie est traversée. C’est pourquoi celui-ci pourra paraître invraisemblable à beaucoup de gens. C’est pourtant une histoire vraie, malgré la vérité d’une foule d’histoires qui pourraient en combattre victorieusement la probabilité.

Aussitôt qu’Alice put voir clair dans son propre cœur, et cela ne fut pas bien long, elle interrogea avec effroi la manière d’être de Jacques avec elle. Elle y trouva une timidité qui augmenta la sienne et une tristesse qui lui fit craindre de se heurter contre un autre amour. La fierté légitime d’une âme complètement vierge la mit dès lors en garde contre elle-même ; elle veilla si attentivement sur ses paroles et sur sa contenance, que tout encouragement fut enlevé au pauvre Jacques. Il fit comme Alice, dans la crainte de paraître présomptueux et ridicule. Il aima en silence, et au lieu de faire des progrès, leur intimité diminua insensiblement à mesure que la passion couvait plus profonde dans leur sein.

L’intervention du personnage étrange d’Isidora dans cette situation fit porter à faux la lumière dans l’esprit d’Alice. Elle avait pressenti ou plutôt elle avait deviné que Jacques avait beaucoup et longtemps aimé une autre femme, elle se persuadait qu’il l’aimait encore, et, en supposant que cette femme était Isidora, elle ne se trompait que de date.

« Je veux tout savoir, se disait-elle ; voici enfin l’occasion et le moyen de me guérir. N’ai-je pas désiré ardemment et demandé à Dieu avec ferveur la force de ne rien espérer, de ne rien attendre de mon fol amour ? Ne me suis-je pas dit cent fois que le jour où je serais certaine que ce n’est pas moi qu’il aime, je retrouverais le calme du désintéressement ? Pourquoi donc suis-je si épouvantée de la découverte qui s’approche ? Pourquoi ai-je une montagne sur le cœur ?

— Vous trouvez ce lieu-ci très-changé ? dit-elle en prenant le café avec lui sur la terrasse ornée de fleurs. Vous regrettez sans doute l’ancienne disposition ?

— Il y a beaucoup de changements en effet, répondit Jacques ; les deux pavillons vitrés qui forment des ailes au bâtiment n’existaient pas autrefois. Le jardin était dans un état complet d’abandon. C’est beaucoup plus beau maintenant, à coup sûr.

— Oui, mais cela vous plaît moins, avouez-le.

— Ce jardin désert et dévasté avait son genre de beauté. Celui-ci a moins d’ombre et plus d’éclat. Je le crois moins humide désormais, et partant beaucoup plus sain pour Félix.

— Le jardin d’à côté est plus vaste et lui conviendrait beaucoup mieux. Malheureusement la porte de communication est fermée ; et il est à craindre qu’elle ne se rouvre jamais entre ma belle-sœur et moi.

— Votre belle-sœur, Madame ?…

— Eh oui, mademoiselle Isidora, aujourd’hui comtesse de S… À quoi donc pensez-vous, monsieur Laurent ? Je vous ai déjà dit…

— Ah ! il est vrai ; je vous demande pardon, Madame !… »

Et Laurent perdit de nouveau contenance.

« Écoutez, mon ami, reprit Alice après l’avoir silencieusement examiné à la dérobée, vous avez, j’espère, quelque confiance en moi, et vous pouvez compter que vos aveux seront ensevelis dans mon cœur. Eh bien, il faut que vous me disiez en conscience ce que vous savez… ou du moins ce que vous pensez de cette femme. Ce n’est pas une vaine curiosité qui me porte à vous interroger : il s’agit pour moi de savoir si, à l’exemple de ma famille, je dois la repousser avec mépris, ou si, dirigée par des motifs plus élevés que ceux de l’orgueil et du préjugé, je dois l’admettre auprès de moi comme la veuve de mon frère.

— Vous m’embarrassez beaucoup, répondit Jacques après avoir hésité un instant ; je ne connais pas assez le monde, je ne puis pas assez bien juger la personne… dont il est question pour me permettre d’avoir un avis.

— Cela est impossible : si on n’a pas un avis formulé, décisif, on a toujours, sur quelque chose que ce soit, un sentiment, un instinct, un premier mouvement. Si vous refusez de me dire votre impression personnelle, j’en conclurai naturellement que vous ne prenez aucun intérêt à ce qui me touche, et que vous n’avez pas pour moi l’amitié que j’ai pour vous ; car, si vous m’adressiez une question relative à votre conscience et à votre dignité, je sens que je mettrais une extrême sollicitude à vous éclairer. »

Il y avait longtemps que madame de T… n’avait repris avec Jacques ce ton d’affectueux abandon, qui lui avait été naturel et facile dans les commencements, et qui maintenant devenait de plus en plus l’effort d’une passion qui veut se donner le change en se retranchant sur l’amitié. Jacques était si facile à tromper, qu’il crut l’amitié revenue ; et lui qui se persuadait être disgracié jusqu’à l’indifférence, accueillit avec ivresse ce sentiment dont le calme l’avait cependant fait souffrir. Il pâlit et rougit ; et ces alternatives d’émotion sur sa figure mobile et fraîche comme celle d’un enfant, l’embellissaient singulièrement. Sa fine et abondante chevelure blonde, la transparence de son teint, la timidité de ses manières, contrastaient avec une taille élevée, des membres robustes, un courage physique extraordinaire ; sa main énorme, faite comme celle d’un athlète, et cependant blanche et modelée comme un beau marbre, eût été d’une haute signification pour Lavater ou pour le spirituel auteur de la Chirognomonie[1] ; son organisation douce et puissante, stoïque

  1. M. d’Arpentigny a écrit, comme on sait, un livre fort ingénieux sur la physionomie des mains. Nous croyons son système très-vrai et ses observations très-justes, d’autant plus qu’elles se rattachent à des formules de métaphysique très-lucides et très-ingénieuses. Mais nous ne croyons pas ce système plus exclusif que ceux de Gall et de Spurzheim. Lavater est le grand esprit qui a embrassé l’ensemble des indices révélateurs de l’être humain. Il n’a pas seulement examiné une portion de l’être mais il a esquissé un vaste système, dont chaque portion, étudiée en particulier, est devenue depuis un système complet. La phrénologie et la chirogno-