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ISIDORA.

celui d’une duchesse. Sa beauté avait d’ailleurs ce caractère de haute aristocratie que les patriciennes croient pouvoir s’attribuer exclusivement, en quoi elles se trompent fort.

Alice fit rapidement ces remarques et avança de quelques pas au-devant d’Isidora, d’autant plus décidée à être parfaitement calme et polie, qu’elle se sentait plus de méfiance et de trouble intérieur. Au fond de son âme, Isidora tremblait bien plus qu’Alice ; mais le fond de cette âme était, dans certains cas, un impénétrable abîme, et elle savait rendre sa confusion imposante. Elle accepta le fauteuil qu’Alice lui montrait à quelque distance du sien ; puis, se tournant d’un air quasi royal pour voir si elle était bien seule avec madame de T…, elle lui présenta en silence une lettre cachetée de noir, en disant : « C’est lui-même qui a mis là ce cachet de deuil, quatre heures avant de mourir. »

Alice, qui avait beaucoup aimé son frère, fut tout à coup si émue qu’elle ne songea plus à observer la contenance de son interlocutrice. Elle ouvrit la lettre d’une main tremblante. C’était bien l’écriture du comte Félix, quoique pénible et confuse.

« Ma sœur, avait-il écrit, ils ont beau dire, je sens bien que je suis perdu, que rien ne me soulage, et que bientôt, peut-être, il faudra que je meure sans te revoir. Tu es le seul être que je voudrais avoir auprès de moi pour adoucir un moment pareil… peut-être affreux, peut-être indifférent comme tant de choses dont on s’effraie et qui ne sont rien. J’aurais préféré mourir d’un coup de pistolet, d’une chute de cheval, de quelque chose dont je n’aurais pas senti l’approche et les langueurs… Quoi qu’il en soit, je veux, pendant que j’ai bien ma tête et un reste de forces, te faire connaître mes derniers sentiments, mes derniers vœux, je dirais presque mes dernières volontés, si je l’osais. Alice, tu es un ange, et toi seule, dans ma famille et dans le monde, défendras ma mémoire, je le sais. Toi seule comprendras ce que je vais t’annoncer. J’aime depuis six ans une femme envers laquelle je n’ai pas toujours été juste, mais qui avait pourtant assez de droits sur mon estime pour que j’aie su cacher les torts que je lui supposais. Depuis trois ans que je voyage avec elle, mes soupçons se sont dissipés, sa fidélité, son dévouement, ont satisfait à toutes mes exigences et triomphé de tous mes préjugés. Depuis un an que je suis malade, elle a été admirable pour moi, elle ne m’a pas quitté d’un instant, elle n’a pas eu une pensée, un mouvement qu’elle ne m’ait consacrés… Il faut abréger, car je suis faible, et la sueur me coule du front tandis je t’écris… une sueur bien froide !… Depuis huit jours que j’ai épousé cette femme devant l’Église et devant la loi, et par un testament qu’elle ignore et qu’elle ne connaîtra qu’après ma mort, je lui lègue tous les biens dont je peux disposer. Elle n’a pas songé un instant à assurer son avenir. Généreuse jusqu’à la prodigalité, elle m’a montré un désintéressement inouï. Je mourrais malheureux et maudit si je la laissais aux prises avec la misère, lorsqu’elle m’a sacrifié une partie de sa vie. Ah ! si tu savais, Alice ! que ne puis-je te voir…, te dire tout ce que ma main raidie par un froid terrible m’empêche de…

« Ma sœur, je suis presque en défaillance, mais mon esprit est encore net et ma volonté inébranlable. Je veux que ma femme soit ta sœur ; je te le demande au nom de Dieu ; je te le demande à genoux, près d’expirer peut-être ! Tous les autres la maudiront ! mais toi, tu lui pardonneras tout, parce qu’elle m’a véritablement aimé. Adieu, Alice, je ne vois plus ce que j’écris ; mais je t’aime et j’ai confiance… Adieu… ma sœur…

« Ton frère, Félix, comte de S… »

Alice essuya ses joues inondées de larmes silencieuses, et resta quelque temps comme absorbée par la vue de ce papier, de cette écriture affaiblie, de cet adieu solennel et de ce nom de frère qui semblait exercer sur elle une majestueuse autorité d’affection.

Elle se retourna enfin vers Isidora et la regarda attentivement. Isidora était impassible et la regardait aussi, mais avec plus de curiosité que de bienveillance. Alice fut frappée de la clarté de ce regard sec et fier. Ah ! pensa-t-elle, on dirait qu’elle ne le pleure plus, et il y a si peu de temps qu’elle l’a enseveli ! on dirait même qu’elle ne l’a pas pleuré du tout !

« Madame, dit-elle, est-ce que vous ne connaissez pas le contenu de cette lettre ?

— Non, Madame, répondit la veuve avec assurance : lorsque mon mari me la remit, il eut peine à me faire comprendre que je devais ne la remettre qu’à vous, et ce furent ses dernières paroles. » Et Isidora ajouta en baissant la voix comme si de tels souvenirs lui causaient une sorte de terreur : « Son agonie commença aussitôt, et quatre heures après… » Elle se tut, ne pouvant se résoudre à rappeler l’image de la mort.

« Mon frère vous avait-il quelquefois parlé de moi, madame ? reprit Alice, qui l’observait toujours.

— Oui, Madame, souvent.

— Et ne puis-je savoir ce qu’il vous disait ?

— Lorsqu’il était malade d’irritation nerveuse, il avait de grands accès de scepticisme et presque de haine contre le genre humain tout entier…

— Et, l’on m’a dit, contre notre sexe particulièrement ? »

Isidora se troubla légèrement ; puis elle reprit aussitôt : « Dans ces moments-là, il exceptait une seule femme de la réprobation.

— Et c’était vous, sans doute, Madame ?

— Non, Madame… répondit Isidora, d’un accent de franchise courageuse : c’était vous. Ma sœur est un ange, disait-il : ma sœur n’a jamais eu un seul instant, dans toute sa vie, la pensée du mal.

— Mais, Madame… cet éloge exagéré, sans doute, ne renfermait-il pas un reproche muet contre quelque autre femme ?

— Vous voulez dire contre moi ? Écoutez, Madame, reprit Isidora avec une audace presque majestueuse, je ne suis pas venue ici pour me confesser des reproches justes ou injustes que la passion d’un homme a pu m’adresser. Le récit de pareils orages épouvanterait peut-être votre âme tranquille. Je me crois assez justifiée par la preuve de haute estime que votre frère m’a donnée en m’épousant. Je ne sais pas ce que contient cette lettre ; j’en ai respecté le secret et j’ai rempli ma mission. Je n’ai jamais eu l’intention de me prêter à un interrogatoire, quelque gracieux et bienveillant qu’il pût sembler… »

En parlant ainsi, Isidora se levait avec lenteur, ramenait son châle sur ses épaules, et se disposait à prendre congé. « Pardon, Madame, reprit Alice, qui, choquée de sa raideur, voulait absolument tenter une dernière épreuve ; soyez assez bonne pour prendre connaissance de cette lettre que vous m’avez remise. »

Elle présenta la lettre à Isidora, et approcha d’elle un guéridon et une bougie, voulant observer quelle impression cette lecture produirait sur son impénétrable physionomie.

Isidora parut éprouver une vive répugnance à subir l’épreuve ; elle était venue armée jusqu’aux dents, elle craignait de s’attendrir en présence de témoins. Cependant, comme elle ne pouvait refuser, elle se rassit, posa la lettre sur le guéridon, et, baissant la tête sous son voile, comme si elle eût été myope, elle déroba entièrement son visage aux investigations d’Alice.

L’idée de la mort était si antipathique à cette nature vivace, le spectacle de la mort lui avait été si redoutable, cette lettre lui rappelait de si affreux souvenirs, qu’elle ne put y jeter les yeux sans frissonner. Des tressaillements involontaires trahirent son angoisse ; et quand elle eut fini :

« Pardon, Madame, dit-elle à Alice ; je suis obligée de recommencer, je n’ai rien compris, je suis trop troublée. »

Troublée ! pensait Alice ; elle ne peut même pas dire émue ! Si son âme est aussi froids que ses paroles, quelle âme de bronze est-ce là ?

Isidora relut la lettre avec un imperceptible tremblement nerveux ; puis elle abaissa son voile sur son visage,