Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/18

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
LUCREZIA FLORIANI.

ne comprend pas le luxe, et la libéralité qui vient avec l’aisance dans les bonnes âmes. Il est trop vieux pour sentir que posséder et donner vont ensemble. Il amasse ce qu’il reçoit de sa fille pour le conserver à ses petits-enfants.

— Elle a donc des enfants ?

— Elle en avait deux, peut-être en a-t-elle davantage maintenant.

— Et son mari ?… dit Karol avec hésitation, ou est-il ?

— Elle n’a jamais été mariée que je sache, répondit tranquillement Salvator.

Le prince garda le silence, et Salvator, devinant ce qu’il pensait, ne sut que dire pour l’en distraire. Certes, il n’y avait pas de bonnes excuses à donner pour ce fait.

— Ce qui explique une conduite abandonnée aux hasards de la vie, reprit Karol au bout d’un instant, c’est l’absence de notions honnêtes dans la première jeunesse. Pouvait-elle en recevoir d’un père qui n’a pas même le sentiment du point d’honneur, et qui, dans tous les désordres de sa fille, n’a vu que l’argent qu’elle gagnait et qu’elle dépensait ?

— Tels sont les hommes vus de près, telle est la vie dépouillée de prestige ! répondit philosophiquement Salvator. Quand la bonne Floriani me parlait de sa première faute, elle s’accusait seule, et ne se souvenait pas des travers, probablement insupportables, de son père, qui eussent pu cependant lui servir d’excuse. Quand elle parlait de lui, elle vantait, en la déplorant, l’obstination de son courroux. Elle l’attribuait à une vertu antique, à des préjugés respectables. Elle disait, je m’en souviens, que lorsqu’elle serait dégagée de tous les liens du siècle et de toutes les chaînes de l’amour, elle irait se jeter à ses pieds et se purifier auprès de lui. Eh bien ! la pauvre pécheresse ! elle aura trouvé un sauveur bien indigne d’un si beau repentir, et cette déception n’a pas dû être une des moindres de sa vie. Les grands cœurs voient toujours en beau. Ils sont condamnés à se tromper sans cesse.

— Les grands cœurs peuvent-ils résister à beaucoup d’expériences fâcheuses ? dit Karol.

— Le plus ou moins de dommage qu’ils y reçoivent prouve leur plus ou moins de grandeur.

— La nature humaine est faible. Je crois donc que les âmes véritablement attachées aux principes ne devraient pas chercher le péril. Es-tu bien décidé, Salvator, à passer quelques jours ici ?

— Je n’ai point parlé de cela ; nous n’y resterons qu’une heure, si tu veux.

En cédant toujours, Salvator gouvernait Karol, du moins quant aux choses extérieures, car le prince était généreux et immolait ses répugnances par un principe de savoir-vivre qu’il portait jusque dans l’intimité la plus étroite.

— Je veux ne te contrarier en rien, répondit-il, et t’imposer une privation, te causer un regret me serait insupportable ; mais promets-moi du moins, Salvator, de faire un effort sur toi-même pour ne pas devenir amoureux de cette femme ?

— Je te le promets, répondit Albani en riant ; mais autant en emportera le vent, si ma destinée est de devenir son amant après avoir été son ami.

— Tu invoques la destinée, reprit Karol, lorsqu’elle est entre tes mains ! Ici ta conscience et ta volonté doivent seules te préserver.

— Tu parles des couleurs comme un aveugle, Karol. L’amour rompt tous les obstacles qu’on lui présente, comme la mer rompt ses digues. Je puis te jurer de ne pas rester ici plus d’une nuit, mais je ne puis être certain de n’y pas laisser mon cœur et ma pensée.

— Voilà donc pourquoi je me sens si faible et si abattu, ce soir ! dit le prince. Oui, ami, j’en reviens toujours à cette terreur superstitieuse qui s’est emparée de moi lorsque j’ai jeté les yeux sur ce lac, même de loin ! Quand nous sommes descendus dans le bateau qui vient de nous transporter ici, il m’a semblé que nous allions nous noyer, et tu sais pourtant que je n’ai pas la faiblesse de craindre les dangers physiques, que je n’ai pas de répugnance pour l’eau et que j’ai vogué tranquillement hier avec toi pendant tout le jour, et même par un bel orage, sur le lac de Côme. Eh bien ! je me suis aventuré sur la surface tranquille de celui-ci avec la timidité d’une femme nerveuse. Je ne suis que rarement sujet à ces sortes de superstitions, je ne m’y abandonne pas, et la preuve que je sais y résister, c’est que je ne t’en ai rien dit ; mais la même inquiétude vague d’un danger inconnu, d’un malheur imminent pour toi ou pour moi me poursuit jusqu’à cette heure. J’ai cru voir passer dans ces flots des fantômes bien connus, qui me faisaient signe de rétrograder. Les reflets d’or du couchant prenaient, dans le sillage de la barque, tantôt la forme de ma mère, tantôt les traits de Lucie. Les spectres de toutes mes affections perdues se plaçaient obstinément entre nous et ce rivage. Je ne me sens pas malade, je me méfie de mon imagination… et, pourtant, je ne suis pas tranquille ; cela n’est pas naturel.

Salvator allait essayer de prouver que cette inquiétude était un phénomène tout nerveux, résultant de l’agitation du voyage, lorsqu’une voix forte et vibrante fit entendre ces mots derrière la chaumière : « Où est-il, où est-il, Biffi ? »

Salvator fit un cri de joie, s’élança sur la terrasse, et Karol le vit recevoir dans ses bras une femme qui lui rendait avec effusion une embrassade toute fraternelle.

Ils se parlèrent en s’interrogeant et en se répondant avec vivacité dans ce dialecte lombard que Karol n’entendait pas aussi rapidement que l’italien véritable. Le résultat de cet échange de paroles serrées et contractées fut que la Floriani se retourna vers le prince, lui tendit la main, et, sans s’apercevoir qu’il ne s’y prêtait pas de bien bonne grâce, elle la lui pressa cordialement, en lui disant qu’il était le bienvenu, et qu’elle se ferait un grand plaisir de le recevoir.

— Je te demande pardon, mon bon Salvator, dit-elle en riant, de t’avoir laissé faire antichambre dans le manoir de mes ancêtres ; mais je suis exposée ici à la curiosité des oisifs, et, comme j’ai toujours quelque grand projet de travail en tête, je suis forcée de m’enfermer comme une nonne.

— Mais c’est qu’on dit que vous avez presque pris le voile et prononcé des vœux depuis quelque temps, dit Salvator en baisant à plusieurs reprises la main qu’elle lui abandonnait. Ce n’est qu’en tremblant que j’ai osé venir vous relancer dans votre ermitage.

— Bien, bien, reprit-elle, tu te moques de moi et de mes beaux projets. C’est parce que je ne veux pas recevoir de mauvais conseils que je me cache, et que j’ai fui tous mes amis. Mais puisque la fortune t’amène auprès de moi, je n’ai pas encore assez de vertu pour te renvoyer. Viens, et amène ton ami. J’aurai au moins le plaisir de vous offrir un gîte plus confortable que la locanda d’Iseo. — Est-ce que tu ne reconnais pas mon fils, que tu ne l’embrasses pas ?

— Eh non ! je n’osais pas le reconnaître, dit Salvator en se retournant vers un bel enfant de douze ans qui gambadait autour de lui avec un chien de chasse. Comme il a grandi, comme il est beau ! Et il pressa dans ses bras l’enfant qui ne savait plus son nom. Et l’autre ? ajouta Salvator, la petite fille ?

— Vous la verrez tout à l’heure, ainsi que sa petite sœur et mon dernier garçon.

— Quatre enfants ! s’écria Salvator.

— Oui, quatre beaux enfants, et tous avec moi, malgré ce qu’on peut en dire. Vous avez fait connaissance avec mon père pendant qu’on venait m’appeler ? Vous voyez, c’est lui qui est mon gardien de ce côté. Personne n’entre sans sa permission. Bonsoir, père, pour la seconde fois. Venez-vous déjeuner demain avec nous ?

— Je n’en sais rien, je n’en sais rien, dit le vieillard. Vous serez assez de monde sans moi.

La Floriani insista, mais son père ne s’engagea à rien, et il la tira à l’écart pour lui demander s’il lui fallait du poisson. Comme elle savait que c’était sa monomanie de lui vendre le produit de sa pêche, et même de le lui vendre cher, elle lui fit une belle commande et le laissa enchanté. Salvator les observait à la dérobée ; il vit que