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ISIDORA.

dant ; mais, le lendemain, nous allions à quelque distance sur la route de Milan, et nous pouvions le conduire jusque là. Agathe fit cette réflexion avec un naturel parfait : je n’y vis pas d’objection. Une affaire survint et retarda notre voyage… Que vous dirai-je ?

Charles passa huit jours avec nous, sans que le hasard nous amenât aucune visite, et, durant toute cette semaine, voyant Agathe à toute heure, écoutant sa voix charmante, faisant de la musique et de la peinture avec elle, il en devint amoureux, du moins je le crois, et il m’est impossible d’expliquer autrement la douleur visible et profonde avec laquelle il nous quitta, la joie enthousiaste qu’il éprouva lorsqu’il se fut fait autoriser à revenir au bout d’un mois, époque à laquelle il devait repasser pour aller à Venise.

Et, au lieu de repasser au bout d’un moi», il vient de repasser, comme il dit, au bout de huit jours. De prétendues affaires l’ont obligé d’abréger son séjour à Milan, il n’a pas pu traverser la vallée sans s’arrêter pour nous saluer, et voilà encore huit jours qu’il nous salue et nous fait ses adieux.

De tout cela il résulte, Alice, que ma fille a un amoureux, terriblement amoureux, je vous jure, et qui s’est tellement donné à nous, cœur et âme, que je ne sais pas du tout comment je vais le décider à nous quitter. Il faut pourtant s’y résoudre, car les prétextes vont manquer mutuellement, et la vie est si bizarrement arrangée, qu’il ne suffit pas de se plaire et de se convenir parfaitement les uns aux autres pour rester ensemble indéfiniment : il faut des prétextes ; les convenances, qui sont un admirable système de prudence destiné à nous faire toujours sacrifier le présent à l’avenir, le certain à l’incertain, la joie à l’ennui, et la sympathie à la défiance, les convenances exigent que nous éloignions celui que nous voudrions garder, de peur qu’un jour ne vienne où nous regretterions de l’avoir retenu. Et pourtant alors, ces prétextes ne manqueraient pas ; car l’usage autorise les prétextes menteurs et désobligeants. Il ne demande d’art et dw vraisemblance qu’à ceux qui donneraient du bonheur. Et pourtant aussi, ce jour où on voudrait l’éloigner n’arrivera peut-être jamais… Peut-être que sa présence nous serait à jamais douce et bienfaisante… Alors, raison de plus pour qu’il s’en aille ; car, si on l’aime, il ne faut pas qu’il s’en doute ; et, s’il s’en doute déjà, il ne faut à aucun prix le lui dire sincèrement. La loyauté gâterait tout, elle inspirerait bien vite la méfiance à celui qui, de son côté, est au désespoir d’en inspirer… Et voilà les cercles vicieux qui se déroulent à l’infini, lorsqu’on met aux prises, dans la première circonstance venue, les lois d’un noble instinct et celles d’un monde hypocrite et froid.

Et, après tout, il se trouve qu’en fait, le monde a raison quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, et que les cas où on lui sacrifie quelque chose de vraiment regrettable sont des cas exceptionnels. Ce n’est pas la froide méfiance du monde qui a fait la corruption et la perversité ; c’est la perversité et la corruption des mœurs qui ont rendu nécessaires les lois glacées de la convenance.

Au fait, pourquoi, dans cette occasion-ci, serait-il prouvé qu’on doit écouter sa sympathie et se révolter contre l’usage ? ce jeune homme nous plaît énormément, cela est certain. Il est d’un commerce exquis, sa figure et ses manières ont un charme qui tournerait la tête d’une jeune fille un peu romanesque et qui ferait battre d’amour et d’orgueil le cœur d’une mère. Si je consulte mon instinct, je dois m’imaginer que c’est là le fils de mon choix et adorer ardemment qu’il plaise à ma fille, qu’ils se voient, qu’ils s’entendent, et qu’un jour arrive, où, un peu moins enfants l’un et l’autre, ils s’engagent l’un à l’autre.

Il me semble bien que nuus nous convenons tous les trois, qu’il est et serait à jamais heureux avec nous, et que, lui, compléterait notre vie. C’est pour le coup que je serais calme et guérie de tout le passé, en voyant naître et en surveillant maternellement ces innocentes amours ; j’aurais une famille, et chaque année, ajoutée à ma vieillesse, au lieu de m’apporter l’effroi de l’abandon et de l’isolement, me donnerait l’espoir et la certitude de voir s’agrandir le cercle de mes saintes affections.

Mais tout cela peut n’être qu’un rêve et une dangereuse illusion. Cet enfant, quand il nous reviendra dans quelques années, sera peut-être corrompu ; et peut-être alors rougirais-je d’avoir songé à lui faire espérer le cœur et la main d’Agathe.

Et, dès à présent, quel est-il, après tout ? Il me semble que je le connais, que je l’ai toujours connu, que je lis dans son âme, que je n’y vois rien que de pur et de beau ; mais ne me trompé-je point ? Ne suis-je pas prévenue par quelque attrait romanesque, par cette séduction de la beauté à laquelle je suis encore trop sensible, par l’isolement où je vis, et un certain besoin d’illusions qui se reporte sur l’avenir d’Agathe, faute de pouvoir s’exercer sur moi-même ? Et d’ailleurs, quoi de plus fragile que cette beauté d’une âme à peine ouverte aux impressions de la vie ?

Il est certain, d’ailleurs, qu’il y a en lui quelque chose de mystérieux, et qu’il a de puissants motifs pour ne nous parler ni de sa famille, ni de ses amis, ni de sa position dans le monde, ni d’aucune de ses relations. Quand je cherche à l’interroger, ses réponses sont laconiques, évasives. Quelquefois même elles ne sont pas d’accord avec ses précédentes réponses, et il se trouble quand j’en fais la remarque, comme s’il y avait à son nom quelque malheur ou quelque honte attachés fatalement. Mais l’instant d’après il rit de son embarras, et alors son regard et ses manières ont une franchise, une confiance, une spontanéité d’affection, qui semblent protester contre la réserve de ses paroles et attester que son âme est à l’abri de tout reproche et de tout soupçon. On dirait alors qu’il se moque tendrement de mes inquiétudes, et qu’il se sent le maître de les faire cesser.

Moi, j’ai dans l’idée que c’est un enfant de l’amour, le fils ignoré de quelque noble et pieuse dame, dont il a deviné et veut garder fidèlement le secret. S’il en est ainsi, et que par-dessus le marché il soit pauvre, raison de plus pour qu’il m’intéresse et que je caresse le rêve de devenir sa mère. On dirait qu’il devine cela, qu’il y compte, et c’est peut-être pour cette confiance que je l’aime tant.

Au milieu de toutes mes perplexités, Agathe reste calme comme Dieu même. Elle l’aime pourtant, je le crois ; car elle paraît plus heureuse quand il est là : elle pense, voit et parle comme lui sur tous les points. Elle l’apprécie et l’admire même avec une naïveté incroyable ; mais la tranquillité de ce bonheur et l’incurie de cette affection me surpassent. Il semble qu’elle ne se doute point qu’ils vont se quitter pour longtemps, peut-être pour toujours, ou bien qu’elle s’imagine que le regret et l’absence ne font point de mal. Cette fille si sage et si sensée aurait-elle l’imprévoyance d’un enfant ? ou bien son courage est-il si bien trempé, son enthousiasme si caché et si profond, qu’elle soit invulnérable au doute et à la souffrance ? Moi, qui aime ce jeune homme pour elle, et à cause d’elle, je suis mille fois plus agitée. Et ne doit-il pas en être ainsi ? Agathe est un enfant gâté, à qui le bien est venu en dormant, et qui se repose sur ma prudence et ma tendresse. Elle s’imagine peut-être sérieusement que c’est là le fiancé que je lui destine, et sa superbe indolence de petite fille adorée accepte ce bonheur comme elle a accepté la fortune, la liberté et mon amour, sans surprise et sans transport. Oui, c’est à moi d’être vigilante et soucieuse ; c’est à moi, qui ai foulé aux pieds l’opinion pour mon propre compte, de faire bonne garde pour que la fille de César ne soit pas même soupçonnée ; c’est à moi d’étudier en tremblant les jeunes gens qui passent le seuil de notre sanctuaire, et d’empêcher qu’un souffle malfaisant n’y pénètre. Étrange fille qui m’impose des devoirs si étrangers à mes habitudes et à mon caractère, qui ne se doute point que cela soit si difficile et si grave pour moi !

Il faut pourtant sortir de cette position. Il ne m’arrive pas de lettre de vous ; Charles ne paraît pas disposé à partir si je ne l’y force, et je vous en demande bien par-