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ISIDORA.

LETTRE CINQUIÈME.

ISIDORA À MADAME DE T…
Mardi 17.

Oh ! Alice, quel dénouement à notre aventure ! et que mon roman me plaît mieux ainsi ! Comme vous avez dû rire, malicieuse amie, depuis le commencement de cette longue et absurde lettre ! Mais je ne la déchirerai pas : car, au milieu de mes extravagances, je vous ai dit tout ce que je pense de lui, tout ce que je sens pour lui, et vous verrez bien que mon cœur avait deviné ce que mon esprit, incroyablement obtus en cette circonstance, ne pouvait pas pénétrer. Je suis sûre qu’il vous a écrit en même temps que moi tout ce qui se passait entre nous, et que vous allez recevoir nos deux versions à la fois. Je veux continuer la mienne afin que vous compariez ; et, si ce petit démon vous fait quelque mensonge, soyez sûre que c’est moi qui dis la vérité.

Ce matin, Charles devait décidément partir. Il nous avait dit adieu ; mais un adieu si tranquille et si enjoué même, que j’en étais blessée, et j’en revenais à penser que cet enfant, admirablement doué sous le rapport de la figure et de l’esprit, avait le cœur volage et personnel des futurs grands artistes.

Il part en effet, il monte à cheval, il disparaît ; je me sentais mal. Je n’osais regarder Agathe, je craignais de la voir tout à coup pâle et consternée, et de deviner son amour trop tard pour y porter remède. Je la regarde enfin. Elle était tranquille, belle, reposée ; elle avait bien dormi, elle n’avait pas versé une larme, elle souriait à sa perdrix !

Cela me fit plus de mal encore. Les enfants d’aujourd’hui sont bien forts, me disais-je, et bien froids ! L’amour n’est plus de ce siècle ; je l’ai cherché toute ma vie sans le trouver, et cette jeune génération ne se donnera même pas la peine de le chercher. C’est mieux, à coup sûr, c’est plus sage et plus heureux ; mais je ne comprends plus rien à la vie !

Tony arrive là-dessus ; il avait une figure inouïe. Il riait, rougissait, balbutiait et tournait une lettre dans ses mains. « Qu’as-tu donc ? Est-ce que M. de Verrières a oublié quelque chose ?

— Non, non, Madame, ce n’est pas lui, c’est un autre, à présent !

— Comment ? quel autre ? Donne donc !

— C’est M. Félix qui arrive, M. Félix de T…, le neveu à feu M. le comte ! »

J’ouvre la lettre. « Ma chère tante, voulez-vous permettre à un neveu, dont vous vous souvenez sans doute à peine, mais qui ne vous a jamais oubliée, de venir vous embrasser de la part de sa mère ? Il est à votre porte.

« félix de t… »

Eh bien ! Alice, je ne sais où j’ai l’esprit ; mais il paraît que, hors les cas, aujourd’hui oubliés, d’amour et de jalousie, je ne possède aucune pénétration. Me voilà éperdue de joie, courant au-devant de ce neveu, dont je n’ai jamais reçu un signe de souvenir et d’affection, ce qui me blessait un peu, quoique je ne vous en aie jamais parlé, mais que j’adore déjà, parce qu’il est votre fils et parce qu’il m’écrit un si aimable billet.

Je m’élance, Agathe me suit, Tony rit et saute comme un fou. Un tourbillon de poussière vient à nous. Un homme descend de cheval au milieu de ce nuage et se précipite dans mes bras… C’est Charles de Verrières, c’est-à dire, c’est Félix de T… !

Oh ! quel être que votre fils, Alice ! Quel adorable enfant cela fait aujourd’hui, et quel homme irrésistible ce sera un jour ! Vous seule pouviez mettre au monde et développer un pareil naturel ! Comment n’ai-je pas compris, dès la première vue, qu’il n’y avait pas d’enfant comme lui, à moins que ce ne fût l’enfant d’Alice ! Alors, me prenant un peu à part, après les premières effusions, il m’a confessé la cause de toute cette petite comédie. Il avait, malgré vous, malgré lui-même, quelques préventions contre moi, il avait entendu parler de moi si diversement ! Dans votre famille, il y a encore de vieux parents si acharnés contre la pauvre Isidora, et on vous fait un crime si grave, ma divine amie, de me traiter comme votre soeur ! L’enfant croyait à vous plus qu’aux autres ; mais, quand on lui disait que je vous trompais, que je ne vous aimais pas, que j’étais un génie infernal, un esprit de ténèbres et de perdition, il était effrayé et n’osait vous le dire. Enfin, envoyé par vous à Milan, avec un parent qui voulait lui montrer une partie de l’Italie, il a résolu de me voir sans se faire connaître, et il m’a répété aujourd’hui ce qu’il me disait l’autre jour. D’abord, la voix publique lui apprenait sur son chemin que je n’étais pas une mauvaise femme ; il a vu que je n’employais pas ma fortune à de méchantes actions. Sans doute, on lui aura dit aussi ce dont il a la délicatesse de ne point parler, le cher enfant ! à savoir qu’à l’endroit des mœurs j’étais désormais irréprochable ! Enfin, il m’a vue, il m’a trouvée belle, et d’une beauté qui lui a plu. Il m’a dit cela comme il vous le disait, et maintenant je l’écoute comme vous l’écouteriez vous-même. Et le reste, vous le savez : il s’est trouvé si heureux, si à l’aise, si bien selon son cœur auprès de moi, que, si ce n’était pour aller vous rejoindre, il ne voudrait jamais me quitter. Mais il peut rester encore quelques jours. Son parent est retenu à Milan par une affaire, et, d’après vos intentions, il l’a autorisé à passer ce temps près de moi.

Tony qui, enfant, a beaucoup joué avec lui, l’avait reconnu au relais où il mit pied à terre la première fois à une petite cicatrice particulière qu’il a à la main, et qui provient d’une blessure prise en jouant avec lui, précisément. Tony, sachant qu’on voulait me faire une agréable surprise, a gardé le secret. Quant à Agathe, elle ne savait rien, sinon que Charles ne s’en allait pas pour tout de bon ce matin.

S’aiment-ils ? Ils s’aiment comme Félix me l’a dit, fraternellement ; et un jour ils s’aimeront autrement, si nous le voulons toutes les deux, Alice. Vous le voudrez quand vous connaîtrez Agathe, et ce sera une manière, peut-être, de faire accepter à votre fils la fortune de son oncle, qui lui serait revenue en grande partie un peu plus tard. Mais laissons au temps à régler le cours des choses ; j’étais une folle de le devancer par mon inquiétude ; je ne comprenais pas que Charles pût rester et se plaire autant ici à cause de moi, et j’étais forcée de supposer que c’était à cause d’Agathe. À présent, je sais que Félix était chez sa tante pour l’amour d’elle, et si Agathe a aidé à lui faire trouver le temps agréable, c’est par rencontre et par bonne chance. Oh ! ma chère Alice, quelles belles fleurs croissent dans le jardin de la vieillesse quand on a de tels enfants ! et qu’il est doux de vivre en eux quand on est dégoûté de vivre pour soi-même ! Que vous êtes heureuse d’être mère, et que je suis bien dédommagée de l’être devenue de cœur et d’esprit !


FIN D’ISIDORA