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JACQUES.

II.

Genève, le…

Vraiment, Jacques, vous allez vous marier ? Elle sera bien heureuse, votre femme ! Mais vous, mon ami, le serez-vous ? Il me paraît que vous agissez bien vite, et j’en suis effrayée. Je ne sais pourquoi cette idée de vous voir marié ne peut entrer dans ma pauvre tête ; je n’y comprends rien ; je suis triste à la mort ; il me semble impossible qu’un changement quelconque améliore votre destinée, et je crois que votre cœur se briserait au choc de douleurs nouvelles. Ô mon cher Jacques ! il faut bien de la prudence quand on est comme nous deux !

As-tu songé à tout, Jacques ? as-tu fait un bon choix ? Tu es observateur et pénétrant ; mais on se trompe quelquefois ; quelquefois la vérité ment ! Ah ! comme tu t’es souvent trompé sur toi-même ! combien de fois je t’ai vu découragé ! combien de fois je t’ai entendu dire : Ceci est le dernier essai ! Pourquoi suis-je assiégée de noirs pressentiments ? Que peut-il t’arriver ? Tu es un homme, et tu as de la force.

Mais toi, songer au mariage ! cela me paraît si extraordinaire ! Vous êtes si peu fait pour la société ! vous détestez si cordialement ses droits, ses usages et ses préjugés ! Les éternelles lois de l’ordre et de la civilisation, vous les révoquez encore en doute, et vous n’y cédez que parce que vous n’êtes pas absolument sûr que vous deviez les mépriser ; et avec ces idées, avec votre caractère insaisissable et votre esprit indompté, vous allez faire acte de soumission à la société, et contracter avec elle un engagement indissoluble ; vous allez jurer d’être fidèle éternellement à une femme, vous ! vous allez lier votre honneur et votre conscience au rôle de protecteur et de père de famille ! Oh ! vous direz ce que vous voudrez, Jacques, mais cela ne vous convient pas ; vous êtes au-dessus ou au-dessous de ce rôle ; quel que vous soyez, vous n’êtes pas fait pour vivre avec les hommes tels qu’ils sont.

Vous renoncerez donc à tout ce que vous avez été jusqu’ici et à tout ce que vous auriez été encore ! car votre vie est un grand abîme où sont tombés pêle-mêle tous les biens et tous les maux qu’il est permis à l’homme de ressentir. Vous avez vécu quinze ou vingt vies ordinaires dans une seule année ; vous deviez encore user et absorber bien des existences avant de savoir seulement si vous aviez commencé la vôtre. Est-ce que vous regarderiez encore ceci comme un état de transition, comme un lien qui doit finir et faire place à un autre ? Je ne suis pas plus que vous un adepte de la foi sociale, je suis née pour la détester, mais quels sont les êtres qui peuvent lutter contre elle, ou même vivre sans elle ? La femme que vous épousez est-elle donc comme vous ? est-elle une des cinq ou six créatures humaines qui naissent, dans tout un siècle, pour aimer la vérité, et pour mourir sans avoir pu la faire aimer des autres ? est-elle de ceux que nous appelions les sauvages dans les jours de notre triste gaieté ? Jacques, prends garde ; au nom du ciel, souviens-toi combien de fois nous avons cru l’un et l’autre trouver notre semblable, et combien de fois nous nous sommes retrouvés seuls vis-à-vis l’un de l’autre ! Adieu ; prends au moins le temps de réfléchir. Pense à ton passé ; pense à celui de

Sylvia.

III.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.


Tilly, le…

Ma chère, j’ai fait aujourd’hui une découverte qui m’a laissé une impression singulière. En écoutant lire la rédaction de notre contrat de mariage, j’ai appris que Jacques avait trente-cinq ans. Certainement ce n’est pas là un âge avancé ; et d’ailleurs on n’a jamais que l’âge qu’on paraît avoir, et à la première vue je lui avais imaginé dix années de moins. Cependant je ne sais pas pourquoi le son de ces syllabes, trente-cinq ans ! m’a épouvantée ; j’ai regardé Jacques d’un air étonné et peut-être même fâché, comme s’il m’eût fait jusque-là un mensonge. Il est certain pourtant qu’il ne m’a jamais parlé de son âge, et que je n’ai jamais songé à le lui demander. Je suis sûre qu’il me l’aurait dit sur-le-champ, car il paraît très indifférent à ces choses-là, et il ne s’est pas seulement aperçu de l’effet que faisait sur moi et sur plusieurs des personnes présentes la découverte de ses trente-cinq ans.

Moi qui le trouvais déjà un peu vieux pour moi en lui en attribuant trente ! J’ai beau faire, Clémence, je t’avoue que je suis contrariée de cette différence d’âge entre nous ; il me semble à présent que Jacques est beaucoup moins mon camarade et mon ami que je ne l’imaginais ; il se rapproche plutôt de l’âge d’un père ; et, au fait, il pourrait être le mien, il a dix-huit ans de plus que moi ! Cela me fait un peu de peur, et modifie peut-être l’affection que j’avais pour lui. Autant que je puis exprimer ce qui se passe en moi, je crois que ma confiance et mon estime augmentent, tandis que mon enthousiasme et mon orgueil diminuent ; enfin, je suis beaucoup moins joyeuse ce soir que je ne l’étais ce matin, voilà ce que je ne saurais me dissimuler. Ta lettre me revient toujours à l’esprit, et je pense à cet homme vieux et froid que tu as cru voir en lui. Cependant, Clémence, si tu voyais comme Jacques est beau, comme il a une tournure élégante et jeune, comme il a les manières douces et franches, le regard affectueux, la voix harmonieuse et fraîche ! tu en serais, je parie, amoureuse aussi. J’ai été frappée et séduite par toutes ces choses-là dès le premier moment, et chaque jour j’ai été plus touchée de ces manières, de ce regard et du son de cette voix ; mais il est bien vrai que je n’ai pas encore eu la hardiesse et le sang-froid de l’examiner. Quand il arrive, je le regarde avec joie en lui disant bonjour, et, dans ce moment-là, il a dix-sept ans comme moi ; mais ensuite je n’ose plus guère fixer les yeux sur lui, car les siens sont toujours sur moi. À tout ce qui pourrait faire naître sur ses traits une expression nouvelle, je m’aperçois que c’est moi qui suis observée, et il ne m’est pas possible d’observer à mon tour. À quoi bon l’observerais-je, d’ailleurs ? que verrais-je en lui qui ne me plût pas ? et qu’aurais-je l’habileté de deviner s’il se donnait la moindre peine pour se rendre impénétrable ? Je suis si jeune ! et lui… il doit avoir tant d’expérience !… Quand il m’a observée ainsi, et que je lève sur lui un regard timide, comme pour recevoir mon arrêt, je trouve sur sa figure tant d’affection, de contentement, une sorte d’approbation muette si délicate et si douce, que je me rassure et me sens heureuse. Je vois que tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense, plaît à Jacques, et qu’au lieu d’un censeur sévère j’ai en lui un être sympathique, un ami indulgent, peut-être un amant aveugle !

Ah ! tiens, j’ai tort de gâter mon bonheur et d’affaiblir mon amour par ces petites recherches. Que m’importent quelques années de plus ou de moins ? Jacques est beau, excellent, vertueux, estimé et admiré de tous ceux qui le connaissent, et il m’aime, je suis sûre de cela ; que puis-je demander de plus ?

IV.

DE CLÉMENCE À FERNANDE.


De l’Abbaye-aux-Bois. Paris, le…

Je reçois tes deux lettres à la fois : deux plaisirs en même temps ! Ce serait presque trop, ma chère Fernande, si ces plaisirs n’étaient un peu inquiétés et troublés par toutes les incertitudes que me cause ta situation. Tu me demandes des conseils sur l’affaire la plus importante et la plus délicate de la vie ; tu me demandes des éclaircissements sur des choses que je ne sais pas, sur des personnes que je ne connais pas, sur des faits que je n’ai pas vus ; comment veux-tu que je réponde ? Je ne puis que tirer, des indices que tu me donnes, quelque jugement incertain, expectatif, que tu feras très-