Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
9
JACQUES.

les os, me dit-il avec son sang-froid ordinaire, crois-tu que je serai plus persuadé ? Comment veux-tu que je te dise si je suis brave en duel ? je ne me suis jamais battu. Si tu m’avais demandé, la veille de la bataille, comment je me conduirais, je t’aurais dit la même chose. J’ai fait le premier essai de mon caractère militaire ce jour-là ; à présent, s’il faut en faire un second, je ne demande pas mieux ; mais je ne sais pas mieux que toi comment je m’en tirerai. » C’était un drôle de corps que ce petit Jacques, avec ses petits raisonnements de philosophe. J’étais sûr de lui comme de moi, malgré tout ce qu’il disait pour m’en faire douter.



Il prend alors un bout de charbon. (Page 9.)

« Je t’estime, lui dis-je, parce que tu n’es pas un fanfaron et que tu as du cœur. L’amitié que j’ai pour toi me force à te dire qu’il faut te battre. — Je le veux bien ; mais trouve-moi une raison pour le faire sans être un sot. Je t’avoue que vouloir tuer un homme parce qu’il s’amuse à dessiner ma pauvre personne d’une manière bouffonne et plaisante, cela ne me paraît pas possible. Moi, je ne suis pas en colère contre ce Lorrain ; il m’amuse beaucoup, au contraire, et je serais au désespoir de tuer un homme qui fait de si drôles de calembours. — Il faut tâcher de le toucher au bras droit, et de l’empêcher de faire jamais la caricature de personne. » Jacques haussa les épaules et se rendormit. Je n’étais pas content de cela ; j’attendis le lendemain matin, et je dis à Lorrain : « Sais-tu que Jacques ne prend plus si bien la plaisanterie ? Il a dit qu’à la première caricature il se battrait avec toi. — Bien, dit Lorrain, je ne demande pas mieux. » Il prend alors un bout de charbon, et, sur un grand mur blanc qui se trouvait là, il vous fait un Jacques gigantesque, avec le nom et la décoration ; rien n’y manquait. Je rassemble les amis, et je leur dis : « Que feriez-vous à la place de Jacques ? — Cela n’est pas douteux, » répondent-ils. Je vais chercher Jacques. « Jacques, les anciens ont décidé qu’il faut te battre. — Je veux bien, dit Jacques en regardant son portrait ; ça n’en vaut, ma foi ! pas la peine. Vous pensez donc, vous autres, que je suis insulté ? — Insultissimus ! répond un facétieux. — Allons, dit Jacques, qui est-ce qui veut me servir de témoin ? — Moi, dis-je, et Borel. » Lorrain arrive pour déjeuner, Jacques va droit à lui, et, comme s’il lui eût offert une prise de tabac, lui dit : « Lorrain, on dit que vous m’avez insulté ; si ç’a été votre intention en effet, je vous en demande