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JACQUES.

siaste et un inconstant, du moins le capitaine me l’a dit plus de vingt fois. « Vous devez être fière, me disait-il, d’avoir enchaîné le faucon ; il a joliment chassé de petites perdrix comme vous ! mais le voilà dompté et chaperonné sur le poing de sa châtelaine ; coupez-lui les ailes, si vous voulez qu’il y reste. — Qu’est-ce que cela veut dire ? lui ai-je demandé. Est-ce donc si difficile de garder le cœur de M. Jacques ? — Ah ! il y en a plus d’une qui s’est vantée d’en venir à bout, a-t-il repris. Mais elle comptait sans son hôte, la pauvrette ! Brrr…t ! quand on croyait avoir bien fermé la cage, l’oiseau était parti à travers les barreaux. Mais je vois que cela ne vous inquiète pas, et que vous faites votre affaire de le guérir de cette envie de changer. — Certainement, répondis-je en tâchant de cacher mon effroi sous un rire forcé. Mais vous, capitaine, qui êtes un modèle de fidélité, à ce que dit M. Borel, comment n’avez-vous pas morigéné un peu M. Jacques ? — Ah ! que diable voulez-vous ! répondit-il en prenant un air capable, un enthousiaste, un fou ! L’engouement pour les jupons est une vraie maladie chez lui. Autant il est froid et réservé avec les hommes, autant il est tendre et empressé auprès des belles ; et à qui est-ce que je le dis ? Vous le savez mieux que moi, mademoiselle Fernande ! » Et il se mit à rire d’un gros rire insupportable. « Il a donc fait bien des folies dans sa vie ? demandai-je. — Des folies, répondit-il, des folies dignes des Petites-Maisons ; et pour quelles pécores ! les plus altières carognes (je te répète son expression, parce que cela me paraît nécessaire pour te donner une idée juste de la manière dont il traite les amours de Jacques), les plus insolentes chipies que j’aie jamais rencontrées ; de ces femmes belles comme des anges et méchantes comme des démons, avides, ambitieuses, intrigantes, despotiques ; de ces femmes comme il y en tant, et auxquelles vous ressemblez si peu, mademoiselle Fernande ! — Comment M. Jacques a-t-il pu s’attacher à de pareilles femmes ? — Il était leur dupe, il les prenait pour de petits anges, et il voulait couper la gorge à tous ceux qui n’étaient pas de son avis. Ah ! si vous saviez ce que c’est que Jacques amoureux ! Mais qu’est-ce que je dis ? Qui le sait mieux que vous ? Il est vrai qu’à cause de vous il ne rencontre de contradictions nulle part. Quand il annonce son mariage, tout le monde lui dit qu’il épouse un petit ange ; et la première fois que j’en ai entendu parler, je me suis écrié : « Ah ! parbleu ! Jacques, il est bien temps que tu aimes une femme digne de toi ! » Il m’a serré la main, et en même temps il m’a regardé de travers ; car, s’il est content de vous entendre louer, il n’en est pas moins furieux quand on parle mal des diablesses qu’il a aimées. Savez-vous que j’ai failli me battre avec lui plus de dix fois parce que je voulais l’empêcher de se ruiner, de se retirer du service et de se marier avec la plus grande dévergondée de la terre ? J’aime Jacques comme mon enfant ; j’ai reçu de lui des services que je n’oublierai jamais ; mais si je me suis un peu acquitté envers lui, c’est en l’empêchant de faire cette belle équipée. — Comment l’en avez-vous empêché ? Contez-moi cela. — C’était la marquise Orseolo. Parbleu ! c’est une histoire connue dans tout Milan ! La plus belle femme de l’Italie, et de l’esprit comme un démon. Jacques ne se trompe pas, du moins sur ces choses-là, et il y a bien un peu de vanité dans tous ses choix. Il y en avait surtout dans ce temps-là. Toute l’armée d’Italie était, ma foi ! aux pieds de madame Orseolo, qui se donnait des airs de patriotisme, chose bien rare parmi les Italiennes, et qui affichait pour les pauvres Français le plus profond mépris. Cela tente mon fou de Jacques, et le voilà, avec sa mine pâle et ses grands yeux tristes, qui se promène autour de la belle, et la suit comme son ombre, jusqu’à ce qu’il ait enfin vaincu ce fier courage et soumis cette farouche vertu. Tout allait bien ; Jacques allait jeter le froc aux orties et emmener cette charmante conquête en France, non sans l’épouser, comme elle le désirait, et compléter la plus grande folie qu’il eût jamais faite, lorsque, par bonheur, j’acquis des preuves flagrantes de l’intimité un peu trop tendre qui existait entre la dame et son confesseur, et je me hâtai, comme vous pensez bien, de les fournir à Jacques, qui ne me dit pas seulement grand merci, mais qui du moins quitta Milan un quart d’heure après et disparut pendant six mois. Nous le retrouvâmes à Naples, aux pieds d’une chanteuse célèbre, qui ne le subjugua pas moins et qui le trompa de même. Pour celle-là, il a failli perdre la raison. Je n’en finirais pas si je vous racontais toutes les aventures de Jacques. C’est le garçon le plus romanesque, avec cette mine tranquille que vous lui voyez ; mais si bon avec toutes ses extravagances, si généreux, si brave ! Vous serez heureuse avec lui, mademoiselle Fernande. Si vous ne l’êtes pas, prenez-moi pour le plus méchant hâbleur de la terre, et venez me tirer les oreilles. »

Tu dois voir ce que c’est que Jacques maintenant ; dis-le-moi, ma chère Clémence ; car, pour moi, je le sais un peu moins qu’auparavant. Mais je suis triste à mourir. Ce Jacques, qui dit m’aimer tant, et qui a déjà usé son cœur pour des êtres si méprisables ; ces enthousiasmes aveugles auxquels il est sujet, et qui le poussent à sacrifier tout à l’objet de son fol amour, et à lui faire des serments éternels qu’il doit bientôt après rompre et détester !… Et s’il me traitait ainsi ! si la veille de mon mariage il se dégoûtait de moi ; le lendemain, ce serait encore pis !… Oh ! Clémence, Clémence, dans quel abîme suis-je près de tomber ! Dis-moi ce qu’il faut faire. Depuis quelques jours je vois Jacques à peine. Il est occupé de préparer tout pour ce mariage, et il va à Tours et à Amboise deux ou trois fois par semaine. D’ailleurs, l’effroi qu’il m’inspire commence à devenir si grand que je crains d’avoir une explication avec lui et de me laisser rassurer. Cela lui est si facile, et j’ai tant besoin de croire en lui ! Je me sens si malheureuse quand je doute !

XII.

DE SYLVIA À JACQUES.

Va donc où t’emporte ta destinée ! J’aime mieux cette lettre-ci que l’autre : elle est franche, du moins. Ce que je crains le plus, c’est de te voir retomber dans les illusions de ta jeunesse. Mais si tu abordes hardiment le péril, si tu vois clair à tes pieds, tu franchiras peut-être l’abîme. Qui sait ce qui peut vaincre le courage d’un homme ? Tu es las de disputer lentement la partie, et tu joues tout ton avenir sur un dernier coup de dés. Si tu perds, souviens-toi qu’il te reste un cœur ami pour t’aider à supporter le reste de ta vie, ou pour te tenir compagnie, si tu veux t’en débarrasser.

Tu me dis de te parler de moi, et tu me reproches de garder un dédaigneux silence. Sais-tu pourquoi, Jacques, j’envisage si sévèrement la nouvelle phase d’amour où entre ta destinée ? Sais-tu pourquoi j’ai peur, pourquoi je t’ai averti du danger, pourquoi je te vois d’un œil sombre marcher à sa rencontre ? Tu ne l’as pas deviné ? C’est que moi aussi je suis perdue sur cette mer orageuse ; moi aussi je m’abandonne au destin, et je place tout ce qui me reste de force et d’espoir sur le hasard d’un chiffre. Octave est ici ; je l’ai vu, je lui ai pardonné.

J’ai fait une grande faute en ne prévoyant pas qu’il viendrait. J’ai arrangé toute ma situation pour oublier son absence, et non pour combattre son retour. Il est venu, j’ai été surprise ; la joie a été plus forte que la raison.

Je parle de joie ! et toi aussi tu en parles. Quelle joie que la nôtre ! Sombre comme la flamme de l’incendie, sinistre comme les derniers rayons du soleil qui perce les nues avant la tempête ! Nous joyeux ! quelle dérision ! Oh ! quels êtres sommes-nous, et pourquoi voulons-nous toujours vivre la même vie que les autres ?

Je sais que l’amour seul est quelque chose, je sais qu’il n’y a rien autre sur la terre. Je sais que ce serait une lâcheté que de le fuir par crainte des douleurs qui l’expient ; mais vraiment, quand on voit si bien sa marche et ses résultats, peut-on goûter des joies bien pures ? Pour moi, cela m’est impossible. Il y a des moments où je m’échappe des bras d’Octave avec haine et avec terreur, parce que je vois dans le rayonnement de