Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
30
JACQUES.

offris de la chanter de nouveau ; et j’allais allumer une bougie pour la lire, lorsqu’il m’arrêta en me disant que ce serait pour une autre fois, et qu’il aimait mieux se promener avec moi au clair de la lune. Le lendemain matin, je cherchai la romance et ne la trouvai plus sur mon piano. Je la cherchai tous les jours suivants sans succès. Pressée par la curiosité, je me hasardai à demander à Jacques s’il ne l’avait pas vue. « Je l’ai déchirée par distraction, me répondit-il ; il n’y faut plus penser. » Il me sembla qu’il disait cette parole, il n’y faut plus penser, d’une manière particulière, et que cela exprimait beaucoup de choses. Je me trompe peut-être, mais jamais je ne croirai qu’il ait déchiré cette romance par distraction. Il a voulu savoir d’abord si je pourrais la chanter par cœur, et quand il a été sûr que non, il l’a anéantie. Elle lui causait donc une émotion bien véritable ; elle lui rappelait donc un amour bien violent !

Si Jacques devine tout cela, si en lui-même il traite d’enfantillages méprisables ce qui se passe en moi, il a tort. S’il était à ma place, il souffrirait peut-être plus que moi ; car il n’a pas de rivaux dans le passé ; rien de ce que je fais, rien de ce que je pense ne peut l’affliger : il peut sans frayeur regarder dans ma vie, l’embrasser tout entière d’un coup d’œil, et se dire qu’il est mon seul amour. Mais sa vie est pour moi un abîme impénétrable ; ce que j’en sais ressemble à ces météores sinistres qui éblouissent et qui égarent. La première fois que j’ai recueilli ces lambeaux de renseignements incertains, j’ai craint que Jacques ne fût inconstant ou menteur ; j’ai craint que son amour n’eût pas tout le prix que j’y attachais ; ma vénération fut comme ébranlée. Aujourd’hui je sais ce que c’est que Jacques et ce que vaut son amour ; le prix en est si grand que je sacrifierais toute une vie de repos où je ne l’aurais pas connu, aux deux mois que je viens de passer avec lui. Je le sais incapable de m’abuser et de promettre son cœur en vain. Je ne songe presque plus à l’avenir, mais je me tourmente horriblement du passé ; j’en suis jalouse. Oh ! que serait le présent si je n’étais pas sûre de lui comme de Dieu ! Mais je ne pourrais pas douter de la parole de Jacques, et je ne serais pas jalouse sans raison. L’espèce de jalousie que j’ai maintenant n’est pas vile et soupçonneuse ; elle est triste et résignée ; oh ! mais elle me fait bien mal !

XXIV.

DE JACQUES À SYLVIA.

Je ne sais auquel des deux le pied a manqué, mais le grain de sable est tombé. J’ai fait bonne garde, je me suis dévoué de tout mon pouvoir à prévenir cet accident ; mais la surface du lac est troublée. D’où est venu le mal ? On ne le sait jamais ; on s’en aperçoit quand il existe. Je le contemple avec tristesse et sans découragement. Il n’y a pas de remède à ce qui est arrivé ; mais on peut mettre une digue à l’avalanche et l’arrêter en chemin.

Cette digue, ce sera ma patience. Il faut qu’elle s’oppose avec douceur aux excès de sensibilité d’une âme trop jeune. J’ai su mettre ce rempart entre moi et les caractères les plus fougueux ; ce ne sera pas une tâche bien difficile que d’apaiser une enfant si simple et si bonne. Elle a une vertu qui nous sauvera l’un et l’autre, la loyauté. Son âme est jalouse ; mais son caractère est noble, et le soupçon ne saurait le flétrir. Elle est ingénieuse à se tourmenter de ce qu’elle ne sait pas, mais elle croit aveuglément à ce que je lui dis. Me préserve Dieu d’abuser de cette sainte confiance et de démériter par le plus léger mensonge ! Quand je ne puis pas lui donner l’explication satisfaisante, j’aime mieux ne lui en donner aucune ; c’est la faire souffrir un peu plus longtemps, mais que faire ? Un autre descendrait peut-être à ces faciles artifices qui raccommodent tant bien que mal les querelles d’amour ; cela me paraît lâche, et je n’y consentirai jamais. L’autre jour, il s’est passé entre elle et moi une petite tracasserie assez douloureuse, et très-délicate pour tous deux. Elle se mit à chanter une romance que j’ai entendu chanter pour la première fois à la première femme que j’ai aimée. C’était un amour bien romanesque, bien idéal, une espèce de rêve qui ne s’est jamais réalisé, grâce peut-être à ma timidité et au respect enthousiaste que je professais pour une femme très-semblable aux autres, à ce qu’il m’a semblé depuis. Certes, ni cette femme, ni l’amour que j’eus pour elle, ne sont de nature à causer raisonnablement de l’ombrage à Fernande ; ce fut pourtant la cause d’un nuage qui a passé sur notre bonheur. J’eus un plaisir très-vif à entendre ce chant mélodieux et simple qui me rappelait les illusions et les songes riants de ma première jeunesse. Il me retraçait toute une fantasmagorie de souvenirs : je crus revoir le pays où j’avais aimé pour la première fois, les bois où j’avais rêvé si follement, les jardins où je me promenais en faisant de mauvaises poésies que je trouvais si belles, et mon cœur palpita encore de plaisir et d’émotion. Certes, ce n’était pas de regret pour cet amour qui n’a jamais existé que dans les rêves d’une imagination de seize ans, mais il y a dans les lointains souvenirs une inexplicable magie. On aime ses premières impressions d’un amour paternel, on se chérit dans le passé, peut-être parce qu’on s’ennuie de soi-même dans le présent. Quoi qu’il en soit, je me sentis un instant transporté dans un autre monde, pour lequel je ne changerais pas celui où je suis maintenant, mais où j’avais cru ne retourner jamais, et où je fis avec joie quelques pas. Il me sembla que Fernande devinait le plaisir qu’elle me causait, car elle chanta comme un ange, et je restai enivré et muet de béatitude après qu’elle eut cessé. Tout à coup je m’aperçus qu’elle pleurait, et, comme nous avons eu déjà quelque chose de pareil, je devinai ce qui se passait en elle, et j’en conçus un peu d’humeur. La première impression est au-dessus des forces de l’homme le plus ferme. Dans ces moments-là, il n’est donné qu’aux scélérats de savoir feindre. Tout ce qu’un homme sincère peut faire, c’est de se taire ou de se cacher. Je sortis donc, et quelques tours de promenade dissipèrent cette légère irritation. Mais je compris qu’il m’était impossible de consoler Fernande par une explication. Il eût fallu ou lui faire accroire qu’elle se trompait dans ses soupçons, en lui faisant un mensonge, ou tenter de lui expliquer la différence qu’il y a entre aimer un souvenir romanesque et regretter un amour oublié. Voilà ce qu’elle n’eût jamais voulu comprendre et ce qui est réellement au-dessus de son âge, et peut-être de son caractère. Cet aveu d’un sentiment bien innocent lui eût fait plus de mal que mon silence. J’ai tout réparé en lui prouvant que j’étais prêt à faire à sa susceptibilité le sacrifice de mon petit plaisir ; j’ai refusé d’entendre de nouveau la romance que, par une petite malice boudeuse de femme, elle m’offrait de me chanter une seconde fois, et je l’ai brûlée sans ostentation.

Il faudra qu’en toute occasion, quand je ne pourrai pas mieux faire, j’aie le courage de ne pas montrer d’humeur. Il est vrai que cela me fait souffrir un peu. J’ai été victime pendant si longtemps de la jalousie atroce de certaines femmes, que tout ce qui me la rappelle, même de très-loin, me fait frissonner d’aversion. Je m’y habituerai. Fernande a les défauts ou plutôt les inconvénients de son âge, et j’ai aussi ceux du mien. À quoi m’aurait servi l’expérience, si elle ne m’avait endurci à la souffrance ? C’est à moi de m’observer et de me vaincre. Je m’étudie sans cesse, et je me confesse devant Dieu dans la solitude de mon cœur, pour me préserver de l’orgueil intolérant. En m’examinant ainsi, j’ai trouvé bien des taches en moi, bien des motifs d’excuse pour les fréquentes agitations de Fernande. Par exemple, j’ai la triste habitude de rapporter toutes mes peines présentes à mes peines passées. C’est un noir cortége d’ombres en deuil qui se tiennent par la main ; la dernière qui s’agite éveille toutes les autres qui s’endormaient. Quand ma pauvre Fernande m’afflige, ce n’est pas elle qui me fait tout le mal que je ressens, ce sont les autres amours de ma vie qui se remettent à saigner comme de vieilles plaies. Ah ! c’est qu’on ne guérit pas du passé !

Devrait-elle se plaindre de moi, pourtant ? Quel homme sait mieux jouir du présent ? quel homme res-