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JACQUES.

et parle de venir m’assister dans mes couches ; je le désirerais pour moi, mais je crains pour Jacques, qui ne peut pas la souffrir. Je suis malheureuse en tout ; pourquoi cette antipathie pour une personne qu’il connaît assez peu et qui n’a jamais eu que de bons procédés envers lui ? cela me semble injuste, et je ne reconnais pas là la calme et froide équité de Jacques. Il faut donc que chacun ait son caprice, même lui qui est si parfait et à qui cela sied si peu !

XXXIII.

DE JACQUES À SYLVIA.

Ma femme est mère de deux jumeaux, un fils et une fille, tous deux forts et bien constitués ; j’espère qu’ils vivront l’un et l’autre. Fernande les nourrit alternativement avec une nourrice, afin, dit-elle, de ne pas faire de jaloux ; elle est tellement occupée d’eux que désormais j’espère qu’elle aura peu de temps pour s’affliger de tout ce qui leur sera étranger. Maintenant elle reporte sur eux toute sa sollicitude, et je suis obligé d’interposer mon autorité pour qu’elle ne les fasse pas mourir par l’excès de sa tendresse : elles les réveille quand ils sont endormis pour les allaiter, et les sèvre quand ils ont faim ; elle joue avec eux comme un enfant avec un nid d’oiseaux ; elle est vraiment bien jeune pour être mère ! Je passe mes journées auprès de ce berceau ; je vois que déjà, moi homme, je suis nécessaire à ces créatures à peine écloses. La nourrice, comme toutes les femmes de sa classe, est remplie d’imbéciles préjugés auxquels Fernande ajoute foi plus volontiers qu’aux simples conseils du bon sens ; heureusement elle est si bonne et si douce, qu’elle accorde à une prière affectueuse ce que ne lui inspire pas son jugement.

J’éprouve, depuis que j’ai ces deux pauvres enfants, une mélancolie plus douce ; penché sur eux durant des heures entières, je contemple leur sommeil si calme et ces faibles contractions des traits qui trahissent, à ce que je m’imagine, l’existence de la pensée chez eux. Il y a, j’en suis sûr, de vagues rêves des mondes inconnus dans ces âmes encore engourdies ; peut-être qu’ils se souviennent confusément d’une autre existence et d’un étrange voyage à travers les nuées de l’oubli. Pauvres êtres, condamnés à vivre dans ce monde-ci, d’où viennent-ils ? seront-ils mieux ou plus mal dans la vie qu’ils recommencent ? Puissé-je leur en alléger le poids pendant quelque temps ! mais je suis vieux, et ils seront encore jeunes quand je mourrai…

J’ai eu une légère contestation avec Fernande pour leurs noms ; je la laissais absolument libre de leur donner ceux qui lui plairaient, à condition que ni l’un ni l’autre ne recevraient celui de sa mère, et précisément elle désirait que sa fille s’appelât Robertine ; elle m’objectait l’usage, le devoir. J’ai été presque obligé de lui dire que son devoir était de m’obéir ; j’ai horreur de ces mots et de cette idée ; mais je haïrais ma fille si elle portait le nom d’une pareille femme. Fernande a beaucoup pleuré en disant que je voulais la brouiller avec sa mère, et elle s’est rendue malade pour cette contrariété. En vérité, je suis malheureux. Tu devrais venir près de nous, mon amie ; tu devrais essayer de combattre l’influence que l’on exerce sur elle à mon préjudice. Je ne sais pas si ma prière est indiscrète ; tu ne m’as rien dit d’Octave depuis bien longtemps, et comme il me semble que tu affectes de ne m’en point parler, je n’ose pas t’interroger. S’il est auprès de toi, si tu es heureuse, ne me sacrifie pas un seul des beaux jours de ta vie ; ces jours-là sont si rares ! Si tu es seule, si tu n’as pas de répugnance à venir, consulte-toi.

XXXIV.

DE SYLVIA À OCTAVE.

Des circonstances étrangères à vous et à moi, et sur lesquelles il m’est impossible de vous donner le moindre renseignement, me forcent à partir, je ne saurais vous dire pour combien de temps. Je tâcherais de m’expliquer davantage et d’adoucir par des promesses ce que cette nouvelle peut avoir pour vous de désagréable, si je croyais que votre amour pût supporter cette épreuve ; mais, si légère qu’elle soit, elle sera encore au-dessus de vos forces, et je ne prendrai point une peine inutile, dont vous ririez vous-même au bout de quelques jours. Vous êtes donc absolument libre de chercher les distractions qui vous conviendront, je ne puis rien pour votre bonheur, et vous encore moins pour le mien. Nous nous aimons réellement, mais sans passion. Je me suis imaginé quelquefois, et vous bien souvent, que cet amour était beaucoup plus fort qu’il ne l’est en effet ; mais, à voir les choses comme elles sont, je suis votre ami, votre frère, bien plus que votre compagne et votre maîtresse ; tous nos goûts, toutes nos opinions diffèrent ; il n’est point de caractères plus opposés que les nôtres. La solitude, le besoin d’aimer, et des circonstances romanesques, nous ont attachés l’un à l’autre ; nous nous sommes aimés loyalement, sinon noblement. Votre amour inquiet et soupçonneux me faisait continuellement rougir, et ma fierté vous a souvent blessé et humilié. Pardonnez-moi les chagrins que je vous ai causés, comme je vous pardonne ceux qui me sont venus de vous ; après tout, nous n’avons rien à nous reprocher mutuellement. On ne refait pas son âme tout entière, et il eût fallu que ce miracle s’opérât en vous ou en moi, pour faire de notre amour un lien assorti et durable. Nous ne nous sommes jamais trompés, jamais trahis ; que ce souvenir nous console des maux que nous avons soufferts, et qu’il efface celui de nos querelles. J’emporte de vous l’idée d’un caractère faible, mais honnête, d’une âme non sublime, mais pure ; vous avez bien assez de qualités pour faire le bonheur d’une femme moins exigeante et moins rêveuse que moi. Je ne conserve aucune amertume contre vous. Si mon amitié a pour vous quelque prix, soyez assuré qu’elle ne vous manquera jamais ; mais ce que j’ai encore d’amour pour vous dans le cœur ne peut servir qu’à nous faire souffrir l’un et l’autre. Je travaillerai à l’étouffer ; et, quoi qu’il en arrive, vous pouvez disposer de vous-même comme vous l’entendrez ; jamais vestige de cet amour n’entravera les voies de votre avenir.

XXXV.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.

L’inconnue est arrivée. Ce matin, Rosette est venue appeler Jacques d’un air tout mystérieux, et, peu d’instants après, Jacques est rentré, tenant par la main une grande jeune personne en habit de voyage, et la poussant dans mes bras, il m’a dit : « Voilà mon amie, Fernande ; si tu veux me rendre bien heureux, sois aussi la sienne. » Elle est si belle, cette amie, que, malgré moi, j’ai fait un pas en arrière, et j’ai un peu hésité à l’embrasser ; mais elle m’a jeté ses bras autour du cou en me tutoyant, et en me caressant avec tant de franchise et d’amitié, que les larmes me sont venues aux yeux, et que je me suis mise à pleurer, moitié de plaisir, moitié de tristesse, et vraiment sans trop savoir pourquoi, comme il m’arrive souvent. Alors Jacques, nous entourant chacune d’un de ses bras, et déposant un baiser sur le front de l’étrangère et un baiser sur mes lèvres, nous a pressées toutes deux sur son cœur, en disant : « Vivons ensemble, aimons-nous, aimons-nous ; Fernande, je te donne une bonne, une véritable amie ; et toi, Sylvia, je te confie ce que j’ai de plus cher au monde. Aide-moi à la rendre heureuse, et quand je ferai quelque sottise, gronde-moi ; car, pour elle, c’est un enfant qui ne sait pas exprimer sa volonté. Ô mes deux filles ! aimez-vous, pour l’amour du vieux Jacques qui vous bénit. » Et il s’est mis à pleurer comme un enfant. Nous avons passé tout le jour ensemble ; nous avons promené Sylvia dans tous les jardins. Elle a montré une tendresse extrême pour mes jumeaux, et veut remplacer Rosette dans tous les soins dont ils auront besoin. Elle est vrai-