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JACQUES.

être est-ce dès le premier jour que je vous ai vu, peut-être Clémence avait-elle tristement raison en m’écrivant que je réussissais à donner le change à ma conscience, mais que j’étais déjà perdue lorsque je croyais travailler à votre réconciliation avec Sylvia. Je ne sais plus maintenant apprécier au juste ce qui s’est passé dans ma pauvre tête depuis un an ; je suis brisée de fatigue, de combats, d’émotions. Il est temps que je parte ; je ne sais plus ce que je fais ; je suis comme vous étiez il y a un mois. Alors je me sentais encore de la force ; d’ailleurs, la crainte de vous perdre m’en donnait. Que n’aurais-je pas imaginé, que ne me serais-je pas persuadé, que n’aurais-je pas juré à Dieu et aux hommes, plutôt que de renoncer à vous voir ? Cette idée était trop affreuse, je ne pouvais l’accueillir ; mais la victoire que nous nous flattions de remporter était au-dessus des forces humaines ; à peine vous vis-je au point d’enthousiasme et de courage où je vous priais d’atteindre, que mon âme se brisa comme une corde trop tendue ; je tombai dans une tristesse inexplicable, et quand j’en sortais pour contempler avec admiration votre dévouement et votre vertu, je sentais qu’il fallait vous fuir ou me perdre avec vous. Que Dieu nous protège ! À présent le sacrifice est consommé ; si je succombe, souvenez-vous de moi pour me plaindre et pour me pardonner ce que je vous ai fait souffrir.

Si vous voulez m’accorder une grâce, restez encore quelques jours à Saint-Léon ; et puisque Sylvia n’a pu se décider à me suivre, profitez de cette sainte amitié que la Providence vous offre comme une consolation. Elle est triste aussi ; j’ignore ce qu’elle a ; peut-être devine-t-elle que je suis malheureuse. Elle se dévoue à mes enfants ; elle leur servira de mère. Voyez-les, ces pauvres enfants que j’abandonne aussi, pour fuir tout ce que j’ai de plus cher au monde à la fois ; leur vue vous rappellera mes devoirs et les vôtres ; vous souffrirez moins pendant ces premiers jours. Si, au lieu de vous plonger dans la solitude, vous vous nourrissez l’âme du témoignage de notre honnête amitié et du spectacle de ces lieux, où tout vous parlera des graves et augustes devoirs de la famille et de l’honneur, vous vous souviendrez d’y avoir été heureux par la vertu, et vous vous réjouirez de n’avoir pas souillé la pureté de ce souvenir.

LXVII.

DE SYLVIA À JACQUES.


Saint-Léon.

Vous avez bien fait de me laisser vos enfants ; ce voyage eût fait beaucoup de mal à ta fille, qui n’est pas bien portante. Son indisposition ne sera rien, j’espère ; elle serait devenue sérieuse dans une voiture, loin des mille petits soins qui lui sont nécessaires. Ne parle pas à ta femme de cette indisposition, qui sera guérie sans doute quand tu recevras ma lettre. C’est une grande terreur pour moi que la moindre souffrance de tes enfants, surtout à présent que je suis seule. Je tremble de voir leur santé s’altérer par ma faute ; je ne les quitte pourtant pas d’une minute, et je ne goûterai pas un instant de sommeil que notre chère petite ne soit tout à fait bien.

Je suis heureuse d’apprendre que vous avez fait un bon voyage, et que vous avez reçu le plus aimable accueil ; mais je m’afflige et m’effraie de la tristesse épouvantable où tu me dis que Fernande est plongée. Pauvre chère enfant ! Peut-être as-tu mal fait de céder si vite à son désir ; il eût fallu lui donner le temps de réfléchir et de se raviser. Il m’a semblé qu’au moment de partir, elle était au désespoir, et que, sans la crainte de te déplaire, elle eût renoncé à ce voyage. Je n’augure rien de bon de cette séparation. Octave est comme fou. J’ai réussi à le retenir jusqu’à présent, mais je désespère de le calmer. J’ai essayé de le faire parler ; j’espérais qu’en ouvrant son cœur et en l’épanchant dans le mien, il se calmerait ou se pénétrerait davantage de la nécessité d’être fort ; mais la force n’est pas dans l’organisation d’Octave ; et quand même j’obtiendrais quelques nobles promesses, sa résolution serait l’enthousiasme de quelques heures. Je le connais, et le voyant aussi sérieusement épris de Fernande, j’espère peu à présent qu’il la seconde dans ses généreux projets. Il est dans une agitation effrayante ; sa souffrance paraît si vive et si profonde, que j’en suis émue de compassion et que je pleure sur lui du fond de mon âme. Sois indulgent et miséricordieux, ô mon Jacques ! car ils sont bien à plaindre. Je n’ai jamais été dans cette situation, et je ne sais vraiment pas ce que je ferais à leur place. Ma position indépendante, mon isolement de toute considération sociale, de tout devoir de famille, sont cause que je me suis livrée à mon cœur lorsqu’il a parlé. Si j’ai de la force, ce n’est pas à me combattre que je l’ai acquise ; car je n’en ai jamais eu l’occasion. L’idée de sacrifier une passion réelle et profonde à ce monde que je hais me paraît si horrible, que je ne m’en crois pas capable. Il est vrai que les seuls devoirs réels de Fernande sont envers toi ; et ta conduite en impose de tels à tous ceux qui t’aiment, qu’il ne doit plus y avoir un instant de bonheur pour ceux qui te trahissent. Aide-la donc avec douceur à accomplir cet holocauste de son amour ; j’essaierai d’obtenir quelque chose de la vertu d’Octave ; mais il me ferme l’accès de son cœur, et je ne puis vaincre la répugnance que j’éprouve à forcer la confiance d’une âme qui souffre, fût-ce avec l’espoir de la guérir.

LXVIII.

D’OCTAVE À HERBERT.

Je suis dans un état déplorable, mon cher Herbert ; plains-moi et n’essaie pas de me conseiller ; je suis hors d’état d’écouter quoi que ce soit. Elle a tout gâté en me disant qu’elle m’aime ; jusque-là, je me croyais méprisé ; le dépit m’aurait donné des forces ; mais, en me quittant, elle me dit qu’elle m’aime, et elle espère que je me résignerai à la perdre ! Non, c’est impossible ; qu’ils disent ce qu’ils voudront, ces trois êtres étranges parmi lesquels je viens de passer un an qui m’apparaît comme un rêve, comme une excursion de mon âme dans un monde imaginaire ! Qu’est-ce que la vertu dont ils parlent sans cesse ? La vraie force est-elle d’étouffer ses passions ou de les satisfaire ? Dieu nous les a-t-il données pour les abjurer ? et celui qui les éprouve assez vivement pour braver tous les devoirs, tous les malheurs, tous les remords, tous les dangers, n’est-il pas plus hardi et plus fort que celui dont la prudence et la raison gouvernent et arrêtent tous les élans ? Qu’est-ce donc que cette fièvre que je sens dans mon cerveau ? Qu’est-ce donc que ce feu qui me dévore la poitrine, ce bouillonnement de mon sang qui me pousse, qui m’entraîne vers Fernande ? Est-ce-là les sensations d’un être faible ? Ils se croient forts parce qu’ils sont froids. D’ailleurs, qui sait le fond de leurs pensées ? qui peut deviner leurs intentions réelles ? Ce Jacques qui m’abandonne et me livre au danger pendant un an, et qui, malgré sa pénétration exquise en toute autre chose, ne s’aperçoit pas que je deviens fou sous ses yeux ; cette Sylvia qui redouble d’affection pour moi, à mesure que je me console de ses dédains et que je les brave en aimant une autre femme, sont-ils sublimes ou imbéciles ? Avons-nous affaire à de froids raisonneurs qui contemplent notre souffrance avec la tranquillité de l’analyse philosophique, et qui assisteront à notre défaite avec la superbe indifférence d’une sagesse égoïste ? à des héros de miséricorde, à des apôtres de la morale du Christ qui acceptent le martyre de leurs affections et de leur orgueil ? À présent que j’ai perdu l’aimant qui m’attachait à eux, je ne les connais plus ; je ne sais plus s’ils me raillent, s’ils me pardonnent ou s’ils me trompent. Peut-être qu’ils me méprisent ; peut-être qu’ils s’applaudissent de leur ascendant sur Fernande, et de la facilité avec laquelle ils m’ont séparé d’elle au moment où elle allait être à moi. Oh ! s’il en était ainsi, malheur à eux ! Vingt fois par jour je suis au moment de partir pour la Touraine.

Mais cette Sylvia m’arrête et me fait hésiter. Maudite soit-elle ! Elle exerce encore sur moi une influence qui