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JACQUES.

ment, que je viens pour le braver, et telle n’est pas mon intention. Je vais m’offrir à lui, et lui donner la réparation qu’il voudra. Il me mépriserait avec raison si je fuyais dans un pareil moment. Je suis entré dans le petit jardin de ta mère ce matin, et je l’ai vue en grand conciliabule avec Rosette ; chasse cette fille le plus tôt possible. Je t’ai vue aussi, dans quel état de pâleur et d’abattement ! J’ai senti toutes les tortures du remords et du désespoir. J’étais habillé en paysan, et c’est moi qui ai vendu à ton domestique les fleurs où tu as dû trouver mon premier billet. Je te porterai moi-même celui-ci ce soir au moment de ton départ, et je ferai le voyage à deux pas derrière toi. Prends courage, Fernande ; je t’aime de toutes les forces de mon âme ; plus nous serons malheureux, et plus je t’aimerai.

LXXVI.

D’OCTAVE À HERBERT.

J’ai bien des choses à te raconter. Je suis reparti pour le Dauphiné, le 15 au soir, avec Fernande et madame de Theursan ; la mère était bien loin de se douter qu’un des deux postillons qui la conduisaient n’était autre que l’amant à qui elle se flattait d’enlever sa fille. Cette madame de Theursan, qui est du reste une méchante femme, est prudente et amie des mesures sages et adroites ; elle avait, dans la journée, congédié Rosette, et l’avait fait partir pour Paris avec une somme assez forte et une lettre de recommandation pour une personne qui doit la placer avantageusement. J’ai rencontré la soubrette dans une auberge du village voisin où elle prenait la diligence ; j’avais envie de la cravacher ; mais j’ai pensé que, dans l’intérêt de Fernande, je devais faire tout le contraire. J’ai donc doublé le présent de madame de Theursan, et je l’ai vue partir pour Paris. Là, du moins, les méchancetés de sa langue seront perdues dans le grand orage des voix qui planent sur l’abîme où tout s’engloutit pêle-mêle, fautes et blâme. Au moment du départ de Fernande, j’ai vu avec plaisir madame Borel lui donner des témoignages d’amitié qui ont dû répandre quelque consolation dans son cœur brisé. À l’approche du premier relais, après avoir échangé un regard, une poignée de main et un billet à la portière avec Fernande, j’ai quitté mon costume, et j’ai couru la poste à franc-étrier toute la nuit derrière sa voiture ; à chaque relais je m’approchais d’elle, et je voyais, à la lueur mystérieuse de quelque lanterne, un peu d’espoir et de plaisir dans ses yeux. Au jour, pendant qu’elle déjeunait dans une auberge, j’ai loué une chaise et j’ai continué ainsi mon voyage. À propos, envoie-moi vite de l’argent, car, si j’avais quelque nouvelle expédition à faire, je ne saurais comment m’en tirer.

Madame de Theursan a bien remarqué ma figure sur la route ; mais elle ne m’avait jamais vu, et j’avais l’air d’un voyageur de commerce si indifférent à elle et à sa fille, qu’elle ne pouvait deviner mon dessein. Je me suis arrêté sur la route, à l’entrée du vallon de Saint-Léon, et je l’ai laissée s’engager dans la plaine ; j’ai envoyé alors mon équipage au presbytère en disant au postillon d’aller lentement, et, en une demi-heure, par le sentier des Collines, je suis arrivé à travers bois jusqu’au château ; je suis entré sans voir personne, et je me suis assis dans le salon derrière le paravent où l’on met parfois les enfants pendant le jour. Il y avait un berceau vide, un seul ; mon cœur se serra ; je devinai que la petite fille était morte, et je répandis des larmes amères en songeant au surcroît de douleur qui attendait mon infortunée Fernande.

J’étais là depuis un quart d’heure, absorbé et comme accablé de cette combinaison de malheurs implacables, lorsque j’entendis marcher plusieurs personnes ; c’était Jacques avec Fernande et sa mère qui venaient d’arriver. « Où est ma fille ? disait Fernande à son mari ; fais-moi voir ma fille. » L’accent de sa voix était déchirant. Celle de Jacques eut quelque chose d’étrangement cruel en lui répondant par cette question : Où est Octave ?… Je me levai aussitôt, et je me présentai en disant d’un ton résolu : « Me voici. » Il resta quelques instants immobile, et regarda madame de Theursan, dont le visage exprimait la surprise que tu peux imaginer. Jacques, alors, me tendit la main en me disant : C’est bien. Ce fut la première et la dernière explication que nous eûmes ensemble.

Fernande était partagée entre l’inquiétude de savoir ce qu’était devenue sa fille et celle de voir la conduite de Jacques envers moi ; pâle et tremblante, elle tomba sur une chaise en disant d’une voix étouffée : « Jacques, dis-moi que ma fille est morte et que tu as reçu une lettre de M. Borel. — Je n’ai reçu aucune lettre, répondit Jacques, et ton arrivée est pour moi un bonheur inattendu. » Il fit cette réponse avec tant de calme, que Fernande dut s’y tromper. J’y aurais été pris moi-même, si je ne savais par Rosette, qui était au courant de tous les secrets de Cerisy, que M. Borel a écrit et qu’il a tout raconté. Fernande se leva vivement, et un éclair de joie brilla sur son visage ; mais elle retomba sur son siége, en disant : « Ma fille est morte, du moins ! — Je vois, dit Jacques en se penchant vers elle avec affection, que Borel aura eu l’imprudence de te dire les motifs qui m’ont retenu loin de toi. C’est une triste justification que j’ai à t’offrir, ma pauvre Fernande ; mais tu l’accepteras, et nous pleurerons ensemble. » Sylvia entra en cet instant avec le fils de Fernande dans ses bras ; elle courut le mettre dans ceux de l’infortunée en la couvrant de baisers et de larmes. Seul ! dit Fernande en embrassant son fils, et elle s’évanouit.

« Monsieur, dit alors madame de Theursan en prenant le bras de Jacques, laissez ma fille aux soins de deux personnes que j’ai la surprise de voir ici, et accordez-moi sur-le-champ un moment d’entretien dans une autre pièce. — Non, Madame, répondit Jacques d’un ton sec et hautain ; laissez-moi secourir ma femme moi-même, vous direz ensuite tout ce que vous voudrez devant les deux personnes que voici. Fernande, dit-il en s’adressant à sa femme, qui commençait à revenir un peu, prends courage ; c’est tout ce que je te demande en récompense de la tendresse inaltérable que j’ai pour toi. Soigne-toi, conserve-toi pour cet enfant qui nous reste ; vois comme il te sourit, notre pauvre fils unique ! Tu dois tenir à la vie, tu es encore entourée d’êtres qui te chérissent ; Sylvia est là qui attend un effort de ton amitié pour lui rendre ses caresses ; je suis à tes pieds pour te conjurer de résister à ta douleur… et… voici Octave. » Il prononça ce dernier mot avec un effort visible. Fernande se jeta dans ses bras, occupée seulement de sa douleur ; il avait sur le visage deux grosses larmes, et il me regarda avec un singulier mélange de reproche et de pardon. L’homme étrange ! j’eus envie un instant de me jeter à ses pieds.

Nous passâmes près d’une heure dans les larmes. Jacques était si bon et si délicat envers sa femme, qu’elle se rassura au moins sur un des deux malheurs qu’elle avait redoutés ; elle pensa qu’il ne savait rien encore, et prit courage au point de me tendre la main, à moi le dernier, après avoir donné mille témoignages d’affection à son fils, à son mari et à Sylvia. « Tu vois, lui dis-je à voix basse, pendant un moment où je me trouvais seul près d’elle, que tous les coups ne frappent pas en même temps, et que je suis encore à tes pieds. » Je rencontrai les yeux de madame de Theursan, qui m’observait d’un air d’indignation. Jacques rentra avec Sylvia ; ils obtinrent de Fernande qu’elle prendrait un peu de nourriture, et nous la conduisîmes à table. Le déjeuner fut triste et silencieux ; mais nos soins semblaient rappeler peu à peu Fernande à la vie. Personne ne parlait à madame de Theursan, qui paraissait fort insensible à l’infortune de sa fille, et qui n’était occupée qu’à regarder alternativement Sylvia et moi, nous remerciant, avec une affectation de politesse ironique, des rares attentions que nous avions pour elle. Jacques, de son côté, affectait de n’en avoir aucune. Quand nous rentrâmes au salon, madame de Theursan, s’adressant à Jacques, lui dit d’un ton insolent : « Ainsi, Monsieur, vous refusez de me donner une explication particulière ? — Absolument, Madame, répondit Jacques. — Fernande, dit-elle, vous enten-