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LUCREZIA FLORIANI.

ment trop peu recherché. Laissons les morts en paix et respectons ce souvenir dans l’âme pure du prince Karol. Je veux, au contraire, le faire parler d’elle et raviver en lui cet amour qui lui est salutaire pour le moment. Bonsoir, ami ! Sois tranquille, Karol n’aimera jamais qu’une sylphide !

XIII.


La Lucrezia se persuadait de très-bonne foi que Salvator se trompait. Elle sentait bien qu’il avait, lui-même, pour elle un gros amour bon enfant, si l’on peut parler ainsi, amour bien sincère, mais bien positif, qui n’eût imposé aucune chaîne et qui n’en eût pas accepté non plus ; en un mot, une solide et généreuse amitié, avec quelques plaisirs en passant, et autant d’infidélités qu’on pourrait ou qu’on voudrait s’en permettre de part et d’autre.

La Floriani ne voulait plus de chaînes, et se croyait à l’abri de toute passion ; mais elle s’était fait une trop grande idée de l’amour, elle l’avait ressenti avec trop d’énergie, enfin c’était une nature trop franche et trop passionnée pour qu’un pareil contrat ne lui parût pas révoltant. Elle ne savait rien être à demi, et si, à son insu, elle avait encore des sens, elle aimait mieux les vaincre et leur imposer silence que de les satisfaire sans enthousiasme, sans la conviction, peut-être illusoire chez elle, mais sincère, d’une vie commune et d’une fidélité éternelle. C’est ainsi qu’elle avait longtemps aimé, et quand elle avait eu des passions de huit jours, ou peut-être même d’une heure, comme disait Salvator, ç’avait été avec la ferme croyance qu’elle y mettait toute sa vie. Une grande facilité d’illusions, une aveugle bienveillance de jugement, une tendresse de cœur inépuisable, par conséquent beaucoup de précipitation, d’erreurs et de faiblesse, des dévouements héroïques pour d’indignes objets, une force inouïe appliquée à un but misérable dans le fait, sublime dans sa pensée ; telle était l’œuvre généreuse, insensée et déplorable de toute son existence.

Aussi prompte et aussi absolue dans le renoncement que dans le désir, elle croyait, depuis un an, qu’elle était délivrée de l’amour, que rien ne pourrait l’y ramener. Elle se persuadait même, tant son esprit embrassait vite une résolution et s’habituait à une manière d’être, que la victoire était à jamais remportée, et si elle eût mesuré la durée du temps à l’intensité de sa conviction, elle eût fait serment que vingt ans s’étaient déjà écoulés depuis qu’elle n’aimait plus.

Et pourtant, la dernière blessure était à peine cicatrisée, et, comme un brave soldat qui se remet en campagne lorsque ses jambes peuvent à peine le soutenir sur le seuil de l’ambulance, la Floriani affrontait courageusement le contact journalier de deux hommes épris d’elle, chacun à sa manière. Elle se rassurait en se disant qu’elle n’avait jamais eu d’amour pour l’un, qu’elle n’en pourrait jamais avoir pour l’autre, et que, la Providence ayant voulu qu’elle leur fût nécessaire, il n’y avait point à se tourmenter des dangers possibles de cette situation.

Puis, en songeant à tout ce que Salvator Albani venait de lui dire, elle s’assit dans son boudoir avant d’entrer dans sa chambre, et se mit à dérouler ses cheveux et à les arranger pour la nuit avec une admirable insouciance. « Peut-être, se disait-elle, est-ce une ruse naïve de Salvator pour savoir ce que je pense de son ami, et si c’est par l’impertinence ou par le sentiment qu’il faut m’attaquer ? Il invente cet amour de Karol pour ramener des épanchements que je lui ai interdits ! »

Bien des mots échappés au prince, de simples exclamations, certains regards eussent dû pourtant éclairer une femme de l’âge et de l’expérience de la Floriani. Mais elle avait conservé une modestie et une candeur d’enfant, en dépit de tout ce qui eût dû les lui faire perdre, et cette particularité de son caractère n’en était pas un des moindres charmes. C’est peut-être là ce qui la faisait paraître toujours jeune, et ce qui la faisait plaire si soudainement.

En arrangeant ses cheveux devant une glace, à la clarté d’une seule bougie, elle se regarda un instant avec attention, comme elle ne s’était pas regardée depuis un an ; mais elle avait si peu l’instinct de vivre pour elle-même, qu’elle ne vit dans sa propre figure que le souvenir des hommes qui l’avaient aimée. « Bah ! se dit-elle, ceux là ne m’aimeraient plus s’ils me voyaient maintenant. Comment donc pourrais-je plaire réellement à d’autres, quand ceux qui avaient, pour m’être attachés, tant d’autres motifs plus importants que ma jeunesse et ma beauté, ne se soucient plus de moi ? » Elle n’avait pas été heureuse en amour, et pourtant elle avait allumé des passions si violentes, qu’elle ne pouvait pas être flattée d’inspirer des caprices, et, après avoir été une idole, de devenir un amusement.

Elle se sentit donc bien forte lorsqu’elle rabattit les rideaux de gaze sur la glace de sa toilette, en se disant que personne n’aurait plus de droit sur elle ; mais, comme elle reprenait sa bougie pour retourner auprès de ses enfants, elle tressaillit en se trouvant en face d’un spectre.

— Quoi ! mon cher prince, dit-elle après un instant d’effroi involontaire, vous voilà relevé quand on vous croyait si bien endormi ! Qu’y a-t-il ? vous êtes donc souffrant ? et vous étiez seul ! Salvator vient de me quitter, et il n’est pas retourné auprès de vous ? Parlez donc, vous m’inquiétez beaucoup !

Le prince était si pâle, si tremblant, si agité, qu’il y avait de quoi s’inquiéter en effet. Il eut de la peine à répondre ; enfin il s’y décida.

— N’ayez pas peur de moi, ni pour moi, dit-il, je suis bien, très-bien… Seulement, je ne dormais pas, je me suis mis à la fenêtre. J’ai entendu parler… j’étais bien tenté de descendre et de me mêler à votre conversation. Je ne l’osais pas… j’ai longtemps hésité ! Enfin, n’entendant plus rien, et voyant Salvator errer seul dans le fond du jardin, j’ai pris une grande résolution… je suis venu vous trouver… Pardonnez-moi, je suis si troublé que je ne sais pas ce que je fais, ni où je suis, ni comment j’ai eu l’audace de pénétrer jusque dans votre appartement…

— Rassurez-vous, dit la Floriani en le faisant asseoir sur son divan, je ne suis pas offensée, je vois bien que vous êtes souffrant, vous vous soutenez à peine. Voyons, mon cher prince, vous avez eu quelque mauvais rêve. J’avais laissé Antonia auprès de vous. Pourquoi cette jeune étourdie vous a-t-elle quitté ?

— C’est moi qui l’ai priée de me laisser seul. Je m’en vais… Pardon encore, je suis fou, ce soir, je le crains !

— Non, non, restez ici et remettez-vous. Je vais chercher Salvator ; à nous deux, nous vous distrairons, vous oublierez votre malaise en causant avec nous, et quand vous vous sentirez bien, Salvator vous emmènera. Vous dormirez tranquille quand il sera près de vous.

— N’allez pas chercher Salvator, dit le prince en saisissant d’un mouvement impétueux les deux mains de la Floriani. Il ne peut rien pour moi, vous seule pouvez tout. Écoutez, écoutez-moi, et que je meure après, si le peu de force que j’ai recouvrée s’exhale dans l’effort suprême qu’il me faut faire pour vous parler. J’ai entendu tout ce que Salvator vous a dit ce soir et tout ce que vous lui avez répondu. Ma fenêtre était ouverte, vous étiez au-dessous : la nuit, la voix porte dans ce silence solennel. Je sais donc tout, vous ne m’aimez pas, vous ne croyez seulement pas que je vous aime !

Nous y voici donc, pensa la Floriani saisie de chagrin et fatiguée d’avance de tout ce qu’il lui faudrait dire pour se défendre sans blesser ce triste cœur. — Mon cher enfant, dit-elle, écoutez…

— Non, non, s’écria-t-il avec une énergie dont il ne semblait pas capable, je n’ai rien à écouter. Je sais tout ce que vous me direz, je n’ai pas besoin de l’entendre, et il n’est pas certain que j’en eusse la force. C’est moi qui dois parler. Je ne vous demande rien. Vous ai-je jamais rien demandé ? Connaîtriez-vous ma pensée, si Salvator ne l’eût devinée et trahie ? Mais il y a quelque chose, dans tout cela, qui m’est insupportable, quelque chose qui m’a percé le cœur, parce que c’est vous qui l’avez dit. Vous