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LUCREZIA FLORIANI.

non plus que votre amour soit vulgaire, et qu’il ne puisse résister, plus que tout autre, aux lois de sa propre destruction. Sur ce chapitre, tu en sais plus que moi, et tu connais la Floriani sous un aspect que je n’ai jamais pu que pressentir et deviner. Mais ce que je connais mieux que vous deux, peut-être, malgré toute l’expérience de cette adorable folle de Lucrezia, c’est que le milieu où se trouve placée la vie positive des amants agit, malgré eux et malgré tout, sur leur passion. Vous aurez en vain le ciel dans le cœur, si un arbre vous tombe sur la tête, je vous défie de ne pas vous en ressentir. Eh bien, si les circonstances extérieures vous aident et vous protègent, vous pouvez vous aimer longtemps, toujours peut-être ! jusqu’à ce que la vieillesse vienne vous apprendre que le toujours des amants n’est pas le sien. Si, au contraire, en ne prévoyant et n’examinant rien, vous laissez de mauvaises influences pénétrer jusqu’à vous, il vous arrivera de subir le sort commun, c’est-à-dire de voir des misères vous troubler et vous anéantir.

— Je t’écoute, ami ; continue, dit Karol, que faut-il craindre et prévoir ? Que puis-je empêcher ?

— La Floriani est libre comme l’air, j’en conviens, elle est riche, indépendante de toute ancienne relation, et il semble qu’elle ait eu la révélation de ce qui convenait à votre bonheur, en rompant d’avance avec le monde, et en venant s’enfermer dans cette solitude. Voilà d’excellentes conditions pour le présent ; mais sont-elles à jamais durables ?

— Crois-tu qu’elle éprouve le besoin de retourner dans le monde ? Mon Dieu ! si cela peut arriver… Malheureux, malheureux que je suis !

— Non, non, cher enfant, dit Salvator, frappé du désespoir et de l’épouvante de son ami. Je ne dis point cela, je n’y crois pas. Mais le monde peut venir la chercher ici, et l’y obséder malgré elle. Si je n’avais pas été muet comme la tombe, à Venise, avec tous ceux qui m’ont parlé d’elle, si je n’avais pas répondu d’une manière évasive à ceux qui savaient bien qu’elle était ici : « Elle a le projet de s’y installer, peut-être, mais elle n’est pas fixée, elle va faire un voyage, elle ira peut-être en France… » que sais-je ? tout ce que Lucrezia elle-même m’avait suggéré de répondre aux questions indiscrètes… déjà, sois-en sûr, vous seriez inondés de visites. Mais ce qui est différé n’est peut-être pas perdu. Un jour peut venir où vous ne serez plus seuls ici : quelle sera ton attitude vis-à-vis des anciens amis de ta maîtresse ?

— Horrible ! horrible ! répondit Karol en frappant sa poitrine.

— Tu prends tout d’une manière trop tragique, mon cher prince ! Il n’est pas question de se désespérer pour cela, mais de s’y attendre et d’être prêt à lever sa tente dans l’occasion. Ainsi ce mal ne serait pas sans remède. Vous pourriez partir et aller chercher quelque autre solitude temporaire. Il y a un certain art à dégoûter les visiteurs, c’est de ne jamais les rendre certains de vous rencontrer. La Floriani entend cela fort bien. Elle t’aiderait à sortir d’embarras… Calme-toi donc !

— Eh bien, alors, n’y a-t-il pas d’autres dangers ? dit Karol, qui passait, avec sa mobilité ordinaire, de l’épouvante exagérée à la confiance paresseuse.

— Oui, mon enfant, il y a d’autres dangers, répondit Salvator ; mais tu vas t’émouvoir encore, plus que je ne veux, et peut-être m’envoyer au diable.

— Parle toujours.

— Il y a, quand vous aurez fait la solitude autour de vous, le danger de la satiété.

— Il est vrai, dit Karol, accablé de cette pensée, peut-être déjà le pressens-tu avec raison, de sa part. Oh oui ! j’ai été souffrant et morose ces jours-ci. Elle a dû être lasse et ennuyée de moi. Elle te l’a dit ?

— Non, elle ne me l’a pas dit ; elle ne l’a point pensé, et je ne crois pas qu’elle se lasse la première. C’est pour toi bien plus que pour elle, que je crains la fatigue de l’âme.

— Pour moi, pour moi, dis-tu ?

— Oui, je sais que tu es un être d’exception, je sais ta persévérance à aimer une femme que tu n’avais point connue (qu’il me soit permis de le dire à présent). Je sais aussi de quelle manière exclusive et admirable tu as aimé ta mère. Mais tout cela n’était pas de l’amour. L’amour s’use, et le tien, sachant moins que tout autre supporter les atteintes de la réalité, s’usera vite.

— Tu mens ! s’écria Karol avec un sourire d’exaltation, à la fois superbe et naïf.

— Mon enfant, je t’admire, mais je te plains, reprit Salvator. Le présent est radieux, mais l’avenir est voilé.

— Fais-moi grâce de lieux communs !

— Fais moi la grâce d’en écouter un seul. Ta noble famille, tes anciens amis, ce grand monde très-restreint, mais d’autant plus choisi et sévère, que tu as eu jusqu’ici pour milieu, pour air vital, si je puis parler ainsi, quel rôle vas-tu y jouer ?

— J’y renonce pour jamais ! J’y ai songé, à cela, Salvator, et cette considération a pesé moins qu’une paille dans la balance de mon amour.

— Très-bien ; quand tu retourneras à tes grands parents, ils t’absoudront, à coup sûr ; mais ils ne diront pas moins qu’il est indigne de toi d’avoir été l’amant d’une comédienne, si longtemps et si sérieusement. Ils te pardonneraient plus aisément, ces vertueux amis, d’avoir eu cent caprices de ce genre qu’une passion.

— Je ne te crois point ; mais s’il en était ainsi, raison de plus pour que je rompe sans regret avec ma famille et toutes nos anciennes relations.

— À la bonne heure, ce sont gens admirables, mais fort ennuyeux, que les grands parents ; il y a longtemps que je laisse gronder les miens sans les interrompre. Si tu veux être mauvaise tête, aussi… c’est fort inattendu, fort plaisant, mais, vive Dieu ! je m’en réjouis ! Cependant, cher Karol, il y a une autre famille à laquelle tu ne penses pas, c’est celle de la Floriani, et tu l’as pour témoin de vos amours.

— Ah ! tu touches enfin le point douloureux, s’écria le prince, frissonnant comme à la morsure d’un serpent. Son père, oui, ce misérable, qui nous prend pour des histrions mourant de faim et recevant ici l’aumône du logement et de la nourriture ! C’est hideux, et j’ai failli partir en lui entendant dire cela à Biffi.

— Le père Menapace nous fait cet honneur ? répondit Salvator en éclatant de rire… Mais voyant combien Karol prenait au sérieux ce ridicule incident, il essaya de le calmer.

— Si tu avais raconté à la Lucrezia cette bouffonne aventure, lui dit-il, elle t’eût répondu de manière à t’en consoler, et voici ce que cette brave femme t’aurait dit : « Mon enfant, je n’ai jamais eu que des amants dans la détresse, tant j’avais frayeur de passer pour une fille entretenue. Vous avez des millions, on peut croire que vous me rendez de grands services, et je vous aime tant, que je n’y ai pas songé ou que je m’en moque ; oubliez donc les billevesées de mon père et de Biffi, comme j’oublie pour vous le monde entier. » Tu vois donc bien, Karol, que tu lui dois de n’être pas si chatouilleux à l’endroit de l’opinion. Mais parlons de ses enfants, mon ami, y as-tu songé ?

— Est-ce que je ne les aime pas ? s’écria le prince. Est-ce que je voudrais les éloigner d’elle un seul instant ?

— Mais est-ce qu’ils ne grandiront pas ? Est-ce qu’ils ne comprendront jamais ? Je sais bien qu’ils sont tous enfants naturels, qu’ils ne se souviennent pas de leurs pères, et qu’ils sont encore dans cet âge heureux où ils peuvent se persuader qu’une mère suffit pour qu’on vienne au monde. Comment elle sortira un jour de cet embarras vis-à-vis d’eux, et ce qui se passera de sublime ou de déplorable dans le sein de cette famille, cela ne nous regarde ni l’un ni l’autre. J’ai foi aux merveilleux instincts de la Floriani pour s’en tirer avec honneur. Mais ce n’est pas une raison pour que tu compliques sa situation par ta présence continuelle. Tu ne sauras ou tu ne voudras jamais mentir. Comment cela pourra-t-il s’arranger ? »

Karol, qui ne connaissait pas l’expansion des paroles, lorsqu’il était au comble du chagrin, cacha son visage dans ses mains et ne répondit pas. Il avait déjà pressenti cet affreux problème, depuis le jour où les enfants de la