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LUCREZIA FLORIANI.

ménager, et il se prodigue. Un de ces matins, il aura tout dit et sera forcé de se répéter. Cela t’ennuiera, et, ingrat envers tes amis comme tu l’as toujours été, et comme tu le seras toujours, tu oublieras les prodiges d’imagination et de fécondité qu’ils ont faits pour toi et les plaisirs qu’ils t’ont donnés.

Puisqu’il en est ainsi, sauve qui peut ! Demain, le mouvement rétrograde va se faire, la réaction va commencer. Mes confrères sont sur les dents, je parie, et vont se coaliser pour demander un autre genre de travail, et des salaires moins péniblement achetés. Je sens venir cet orage dans l’air qui se plombe et s’alourdit, et je commence prudemment par tourner le dos au mouvement de rotation délirante qu’il t’a plu d’imprimer à la littérature. Je m’assieds au bord du chemin et je regarde passer les brigands, les traîtres, les fossoyeurs, les étrangleurs, les écorcheurs, les empoisonneurs, les cavaliers armés jusqu’aux dents, les femmes échevelées, toute la troupe sanglante et furibonde du drame moderne. Je les vois, emportant leurs poignards, leurs couronnes, leurs guenilles de mendiants, leurs manteaux de pourpre, t’envoyant des malédictions et cherchant d’autres emplois dans le monde que ceux de chevaux de course.

Mais comment vais-je m’y prendre, moi, pauvre diable, qui n’avais jamais cherché ni réussi à faire d’innovation dans la forme, pour ne pas être emporté dans ce tourbillon, et pour ne pas me trouver, cependant, trop en retard, quand la mode nouvelle, encore inconnue, mais imminente, va lever la tête ?

Je vais me reposer d’abord et faire un petit travail tranquille, après quoi nous verrons bien ! Si la nouvelle mode est bonne, nous la suivrons. Mais celle du jour est trop fantasque, trop riche ; je suis trop vieux pour m’y mettre, et mes moyens ne me le permettent pas. Je vais continuer à porter les habits de mon grand-père ; ils sont commodes, simples et solides.

Ainsi, lecteur, pour procéder à la française, comme nos bons aïeux, je te préviens que je retrancherai du récit que je vais avoir l’honneur de te présenter, l’élément principal, l’épice la plus forte qui ait cours sur la place : c’est-à-dire l’imprévu, la surprise. Au lieu de te conduire d’étonnements en étonnements, de te faire tomber à chaque chapitre de fièvre en chaud mal, je te mènerai pas à pas par un petit chemin tout droit, en te faisant regarder devant toi, derrière toi, à droite, à gauche, les buissons du fossé, les nuages de l’horizon, tout ce qui s’offrira à ta vue, dans les plaines tranquilles que nous aurons à parcourir. Si, par hasard, il se présente un ravin, je te dirai : « Prends garde, il y a ici un ravin ; » si c’est un torrent, je t’aiderai à passer ce torrent, je ne t’y pousserai pas la tête la première, pour me donner le plaisir de dire aux autres : « Voilà un lecteur bien attrapé, » et pour celui de t’entendre crier : « Ouf ! je me suis cassé le cou, je ne m’y attendais guère ; cet auteur-là m’a joué un bon tour. »

Enfin, je ne me moquerai pas de toi ; je crois qu’il est impossible d’avoir de meilleurs procédés… Et pourtant, il est fort probable que tu m’accuseras d’être le plus insolent et le plus présomptueux de tous les romanciers, que tu te fâcheras à moitié chemin et que tu refuseras de me suivre.

À ton aise ! Va où ton penchant te pousse. Je ne suis pas irrité contre ceux qui te captivent, en faisant le contraire de ce que je veux faire. Je n’ai pas de haine contre la mode. Toute mode est bonne tant qu’elle dure et qu’elle est bien portée ; il n’est possible de la juger que quand son règne est fini. Elle a le droit divin pour elle ; elle est fille du génie des temps : mais le monde est si grand qu’il y a place pour tous, et les libertés dont nous jouissons s’étendent bien jusqu’à nous permettre de faire un mauvais roman.


I.

Le jeune prince Karol de Roswald venait de perdre sa mère lorsqu’il fit connaissance avec la Floriani.

Il était plongé encore dans une tristesse profonde, et rien ne pouvait le distraire. La princesse de Roswald avait été pour lui une mère tendre et parfaite. Elle avait prodigué à son enfance débile et souffreteuse les soins les plus assidus et le dévouement le plus entier. Élevé sous les yeux de cette digne et noble femme, le jeune homme n’avait eu qu’une passion réelle dans toute sa vie : l’amour filial. Cet amour réciproque du fils et de la mère les avait rendus exclusifs, et peut-être un peu trop absolus dans leur manière de voir et de sentir. La princesse était d’un esprit supérieur et d’une grande instruction, il est vrai ; son entretien et ses enseignements semblaient pouvoir tenir lieu de tout au jeune Karol. La frêle santé de celui-ci s’était opposée à ces études classiques, pénibles, sèchement tenaces, qui ne valent pas toujours par elles-mêmes les leçons d’une mère éclairée, mais qui ont cet avantage indispensable de nous apprendre à travailler, parce qu’elles sont comme la clef de la science de la vie. La princesse de Roswald ayant écarté les pédagogues et les livres, par ordonnance des médecins, s’était attachée à former l’esprit et le cœur de son fils, par sa conversation, par ses récits, par une sorte d’insufflation de son être moral, que le jeune homme avait aspirée avec délices. Il était donc arrivé à savoir beaucoup sans avoir rien appris.

Mais rien ne remplace l’expérience ; et le soufflet que, dans mon enfance, on donnait encore aux marmots pour leur graver dans la mémoire le souvenir d’une grande émotion, d’un fait historique, d’un crime célèbre, ou de tout autre exemple à suivre ou à éviter, n’était pas chose si niaise que cela nous paraît aujourd’hui. Nous ne donnons plus ce soufflet à nos enfants ; mais ils vont le chercher ailleurs, et la lourde main de l’expérience l’applique plus rudement que ne ferait la nôtre.

Le jeune Karol de Roswald connut donc le monde et la vie de bonne heure, de trop bonne heure peut-être, mais par la théorie et non par la pratique. Dans le louable dessein d’élever son âme, sa mère ne laissa approcher de lui que des personnes distinguées, dont les préceptes et l’exemple devaient lui être salutaires. Il sut bien que dehors il y avait des méchants et des fous, mais il n’apprit qu’à les éviter, nullement à les connaître. On lui enseigna bien à secourir les malheureux ; les portes du palais où s’écoula son enfance étaient toujours ouvertes aux nécessiteux ; mais, tout en les assistant, il s’habitua à mépriser la cause de leur détresse et à regarder cette plaie comme irrémédiable dans l’humanité. Le désordre, la paresse, l’ignorance ou le manque de jugement, sources fatales d’égarement et de misère, lui parurent, avec raison, incurables chez les individus. On ne lui apprit point à croire que les masses doivent et peuvent insensiblement s’en affranchir, et qu’en prenant l’humanité corps à corps, en discutant avec elle, en la gourmandant, et la caressant tour à tour, comme un enfant qu’on aime, en lui pardonnant beaucoup de rechutes pour en obtenir quelques progrès, on fait plus pour elle qu’en jetant à ses membres perclus ou gangrenés le secours restreint de la compassion.

Il n’en fut pas ainsi. Karol apprit que l’aumône était un devoir ; et c’en est un à remplir sans doute, tant que, par l’arrangement social, l’aumône sera nécessaire. Mais ce n’est qu’un des devoirs que l’amour de notre immense famille humaine nous impose. Il y en a bien d’autres, et le principal n’est pas de plaindre, c’est d’aimer. Il embrassa avec ardeur la maxime qu’il fallait haïr le mal ; mais il s’attacha à la lettre, qu’il faut plaindre ceux qui le font ; et, encore une fois, plaindre n’est pas assez. Il faut aimer surtout pour être juste et pour ne pas désespérer de l’avenir. Il faut n’être pas trop délicat pour soi-même, et ne pas s’endormir dans le sybaritisme d’une conscience pure et satisfaite d’elle-même. Il était assez généreux, ce bon jeune homme, pour ne pas jouir sans remords de son luxe, en songeant que la plupart des hommes manquent du nécessaire ; mais il n’appliquait pas cette commisération à la misère morale de ses semblables. Il n’avait pas assez de lumière dans la pensée pour se dire que la perversité humaine rejaillit sur ceux