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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

aussi. J’aime assez les paysages qu’on ne voit pas des grandes routes ; mais s’il te prend fantaisie, mon compère, de rester plus longtemps avec ta femme ? Si ton cheval recommence demain à ne plus manger ?

— Voulez-vous vous fier à la parole d’un ancien militaire, mon bourgeois ? Nous repartirons ce soir, si vous voulez.

— Je veux me fier, répondis-je. En route ! Où cet homme me conduisit, tu le sauras bientôt, cher lecteur, et tu me diras si, dans l’accès de flânerie bienveillante qui me poussa à subir son caprice, il n’y eut pas quelque chose qu’un homme plus impertinent que moi eût pu quafifier d’inspiration divine. D’abord il ne m’avait pas trompé, le brave Volabù. Le paysage où il me fit pénétrer avait un caractère à la fois naïf et grandiose, qui s’empara de moi d’autant plus que je n’avais pas compté sur le discernement pittoresque de mon guide. Sans doute c’était son amour pour sa jeune femme qui lui faisait aimer ou mieux comprendre instinctivement la beauté du lieu qu’elle habitait. Il voulut reconnaître ma complaisance en exerçant envers moi les devoirs de l’hospitalité.

Il possédait là quelques morceaux de terre et une maisonnette très-propre où il me conduisit. Et quand il eut trouvé sa jeune ménagère au travail, bien gaie, bien sage, bien pure (cela se voyait à la joie franche qu’elle montra en lui sautant au cou), il n’y eut sorte de fête qu’il ne me fit : ils se mirent en quatre, sa femme et lui, pour me préparer un meilleur repas que celui que j’aurais pu faire à l’auberge du hameau, et, comme je leur disais que tant de soin n’était pas nécessaire pour me contenter, ils jurèrent naïvement que cela ne me regardait pas, c’est-à-dire qu’ils voulaient me traiter et m’héberger gratis.

Je les laissai à leur fricassée entremêlée de doux propos et de gros baisers, pour aller admirer le site environnant. Il était simple et superbe. Des collines escarpées servant de premier échelon aux grandes montagnes des Alpes, toutes couvertes de sapins et de mélèzes, encadraient la vallée et la préservaient des vents du nord et de l’est. Au-dessus du hameau, à mi-côte de la colline la plus rapprochée et la plus adoucie, s’élevait un vieux et fier château, une des anciennes défenses de la frontière probablement, demeure paisible et confortable désormais, car je voyais au ton frais des châssis de croisées en bois de chêne, encadrant de longues vitres bien claires, que l’antique manoir était habité par des propriétaires fort civilisés. Un parc immense, jeté noblement sur la pente de la colline et masquant ses froides lignes de clôture sous un luxe de végétation chaque jour plus rare en France, formait un des accidents les plus heureux du tableau. Malgré la rigueur de la saison (nous étions à la fin de janvier, et la terre était couverte de frimas), la soirée était douce et riante. Le ciel avait ces tons rose vif qui sont propres aux beaux temps de gelée ; les horizons neigeux brillaient comme de l’argent, et des nuages doux, couleur de perle, attendaient le soleil qui descendait lentement pour s’y plonger. Avant de s’envelopper dans ces suaves vapeurs, il semblait vouloir sourire encore à la vallée, et il dardait sur les toits élevés du vieux château un rayon de pourpre qui faisait de l’ardoise terne et moussue un dôme de cuivre rouge resplendissant.

Comme j’étais vêtu et chaussé en conséquence de la saison, je prenais un plaisir extrême à marcher sur cette neige brillante, cristallisée par le froid, et qui craquait sous mes pieds. En creusant des ombres sur ces grandes surfaces à peine égratignées par la trace de quelques petites pattes d’oiseaux, j’étudiais avec attention le reflet verdâtre que donne ce blanc éblouissant auprès duquel l’hermine et le duvet du cygne paraissent jaunes ou malpropres. Je ne pensais plus qu’à la peinture et à remercier le ciel de m’avoir détourné de Milan.

Tout en marchant, j’approchais du parc, et je pouvais embrasser de l’œil la vaste pelouse blanche, coupée de massifs noirs, qui s’étendait devant le château. On avait rajeuni les abords de cette austère demeure en nivelant les anciens fossés, en exhaussant les terres et en amenant le jardin, la verdure et les allées sablées jusqu’au niveau du rez-de-chaussée, jusqu’à la porte des appartements, comme c’est l’usage aujourd’hui que nous sentons à la fois le confortable et la poésie de la vie de château. L’enclos était bien fermé de grands murs ; mais, en face du manoir, on en avait échancré une longueur de trente mètres au moins pour prendre vue sur la campagne. Cette ouverture formait terrasse, à une hauteur peu considérable, et avait pour défense un large fossé extérieur. Un petit escalier, pratiqué dans l’épaisseur du massif de pierres de la terrasse, descendait jusqu’au niveau de l’eau pour permettre, apparemment, aux jardiniers d’y venir puiser durant l’été. Comme l’eau était couverte d’une croûte de glace très-forte, je fis la remarque qu’il était très-facile en ce moment d’entrer dans la résidence seigneuriale des Désertes ; mais il me parut qu’on s’en rapportait à la discrétion des habitants de la contrée, car aucune précaution n’était prise pour garantir ce côté faible de la place.

Comme le lieu me parut désert, j’eus quelque tentation d’y pénétrer pour admirer de plus près le tronc des ifs superbes et des pins centenaires dont les groupes formaient, dans cet intérieur, mille paysages aussi vrais, quoique beaucoup mieux composés que ceux de la campagne environnante ; mais je m’abstins prudemment et respectueusement de cette témérité de peintre, en entendant venir vers la terrasse deux femmes qui, vues de près, devinrent deux jeunes demoiselles ravissantes. Je les regardai courir et folâtrer sur la neige, sans qu’elles fissent attention à moi. Quoique enveloppées de manteaux et de fourrures, elles étaient aussi légères que le grand lévrier blanc qui bondissait autour d’elles. L’une me parut en âge d’être mariée ; mais, à son insouciance, on voyait qu’elle ne l’était pas, et même qu’elle n’y songeait point. Elle était grande, mince, blonde, jolie, et, par sa coiffure et ses attitudes, elle me rappelait les nymphes de marbre qui ornaient les jardins du temps de Louis xiv. L’autre paraissait encore une enfant ; sa beauté était merveilleuse, quoique sa taille me parût moins élégante. Je ne sais pas non plus pourquoi je fus ému en la regardant, comme si elle me rappelait une image connue et chère. Cependant il me fut impossible, ce jour-là et plus tard, de trouver de moi-même à qui elle ressemblait.

Ces deux belles demoiselles prenaient ensemble de tels ébats, qu’elles passèrent sans me voir. Elles parlaient italien, mais si vite (et souvent toutes deux ensemble), chaque phrase était d’ailleurs entrecoupée de rires si bruyants et si prolongés, que je ne pus rien saisir qui eût un sens. Un peu plus loin, elles s’arrêtèrent et se mirent à briser sans pitié de superbes branches d’arbre vert dont elles firent, les vandales ! un grand tas, qu’elles abandonnèrent ensuite sur la neige, en disant :

« Ma foi, qu’il vienne les chercher, c’est trop froid à manier. »

J’allais les perdre de vue à regret, je l’avoue, car il y avait quelque chose de sympathique et d’excitant pour moi dans la pétulance et la gaieté de ces jolies filles, lorsqu’une d’elles s’écria : «Bon ! j’ai perdu son nœud, son fameux nœud d’épée, que j’avais attaché sur mon capuchon, avec une épingle !

— Eh bien ! dit l’aînée, nous en ferons un autre ; la belle affaire !

— Oh ! il l’avait fait lui-même ! Il prétend que nous ne savons pas faire les nœuds, comme si c’était bien malin ! Il va grogner.

— Eh bien, qu’il grogne, le grognon ! répliqua l’autre, et toutes deux recommencèrent à rire, comme rient les jeunes filles, sans savoir pourquoi, sinon qu’elles ont besoin de rire.

— Tiens ! je le vois, mon nœud ! son nœud ! s’écria la cadette en bondissant vers le fossé ; le voilà qui s’épanouit sur la neige. Oh ! le beau coquelicot !

Elle arriva jusqu’au bord de la terrasse ; mais, au moment de ramasser ce nœud de rubans rouges que j’avais fort bien remarqué, elle partit d’un nouvel éclat de rire : une petite brise soudaine qui venait de s’élever empor-