Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
98
LE PICCININO.

jaloux de ne point déroger à leur profession héréditaire. Certes, parmi tous ces postulants à la gloire, quelques-uns seulement ont mérité grandement le nom qu’ils portaient. Le génie est une exception, et tu m’as bientôt montré le petit nombre d’artistes remarquables qui ont continué par eux-mêmes la gloire de ta race. Mais ce petit nombre a suffi pour retremper votre sang généreux et pour entretenir dans les idées des générations intermédiaires un certain feu, une certaine fierté, une certaine soif de grandeur qui pourra encore produire des sujets distingués.

« Pourtant, moi, bâtard, isolé dans l’abîme des temps (je continue mon apologue), contempteur naturel de toutes les illustrations de famille, je cherche à rabaisser ton orgueil. Je souris d’un air de triomphe quand tu m’avoues que tel ou tel aïeul, dont le portrait me frappe par son air candide, n’a jamais été qu’un pauvre génie, une cervelle étroite ; que tel autre, dont je n’aime point le costume débraillé et la moustache hérissée, fut un mauvais sujet, un fou ou un fanatique ; enfin, je te donne à entendre que tu es un artiste dégénéré, parce que tu n’as point hérité du feu sacré, et que tu t’es endormi dans un doux far niente, en contemplant la vie fructueuse de tes pères.

« Alors tu me réponds ; et permets que je place dans ta bouche quelques paroles qui ne me paraissent pas dénuées de sens :

« Je ne suis rien par moi-même ; mais je serais moins encore si je ne tenais à un passé respectable. Je me sens accablé par l’apathie naturelle aux âmes privées d’inspiration, mais mon père m’a enseigné une chose qui de son sang a passé dans le mien : c’est que j’étais d’une race distinguée, et que si je ne pouvais rien faire pour raviver son éclat, je devais, du moins, m’abstenir des goûts et des idées qui pouvaient le ternir. À défaut de génie, j’ai le respect de la tradition de famille, et, ne pouvant m’enorgueillir de moi-même, je répare le tort que ma nullité pourrait faire à mes aïeux en leur rendant une sorte de culte. Je serais cent fois plus coupable si, me targuant de mon ignorance, je brisais leurs images et profanais leur souvenir par des airs de mépris. Renier son père parce qu’on ne peut l’égaler est le fait d’un sot ou d’un lâche. Il y a de la piété, au contraire, à invoquer son souvenir pour se faire pardonner de valoir moins que lui ; et les artistes que je fréquente et auxquels je ne puis montrer mes œuvres, m’écoutent, du moins, avec intérêt, quand je leur parle de celles de mes aïeux. »

« Voilà ce que tu me répondrais, Michel, et crois-tu que cela serait sans effet sur moi ? Il me semble que, si j’étais ce pauvre enfant abandonné que j’ai supposé, je tomberais dans une grande tristesse et que j’accuserais le sort de m’avoir jeté seul, et, pour ainsi dire, irresponsable sur la terre !

« Mais pour te conter un apologue moins lourd et plus conforme à ton imagination d’artiste, en voici un que tu interrompras, dès le premier mot, si tu le connais déjà… On a attribué le fait à plusieurs personnages taillés sur le type de don Juan, et, comme les vieilles histoires se rajeunissent en traversant les générations, on l’a attribué, dans ces derniers temps, à César de Castro Reale, Il Destatore, ce fameux bandit, qui n’était un homme ordinaire ni dans le bien, ni dans le mal.

« À Palerme, dans le temps où il cherchait à s’étourdir dans de folles ivresses, incertain s’il parviendrait à s’abrutir, ou s’il se déciderait à lever l’étendard de la révolte, on raconte qu’il alla visiter, un soir, un antique palais qu’il venait de perdre au jeu, et qu’il voulait revoir une dernière fois avant d’en sortir pour n’y jamais rentrer. C’était le dernier débris de sa fortune, et le seul, peut-être, qui lui causât un regret ; car c’est là qu’il avait passé ses jeunes années, là que ses parents étaient, là, enfin, que les portraits de ses ancêtres étaient plongés dans la poussière d’un long oubli.

« Il y vint donc pour signifier à son intendant de recevoir, dès le lendemain, comme le possesseur de ce manoir, le seigneur qui l’avait gagné sur un coup de dé. ― Quoi ! dit cet intendant, qui avait, comme messire Barbagallo, le respect des traditions et des portraits de famille : vous avez tout joué, même la tombe de votre père, même les portraits de vos ancêtres ?

« Tout joué et tout perdu, répondit Castro-Reale avec insouciance. Pourtant, il est quelques objets que je suis en mesure de racheter, et que mon vainqueur au jeu ne me fera pas marchander. Voyons-les donc, ces portraits de famille ! Je ne me les rappelle plus. Je les ai admirés dans un temps où je ne m’y connaissais pas. S’il en est quelques-uns qui aient du mérite, je les marquerai pour m’en arranger ensuite avec leur nouveau possesseur. Prends un flambeau, et suis-moi.

« L’intendant, ému et tremblant, suivit son maître dans la galerie sombre et déserte. Castro-Reale marchait le premier avec une assurance hautaine ; mais on dit que, pour se donner du stoïcisme ou de l’insouciance jusqu’au bout, il avait bu d’une manière immodérée en arrivant dans son château. Il poussa lui-même la porte rouillée, et voyant que le vieux majordome tenait le flambeau d’une main vacillante, il le prit dans la sienne et l’éleva au niveau de la tête du premier portrait qui s’offrait à l’entrée de la galerie. C’était un fier guerrier armé de pied en cap, avec une large fraise de dentelle de Flandre sur sa cuirasse de fer. Tiens !… le voici, Michel ! car ces mêmes tableaux, qui jouent un rôle dans mon récit, ils sont tous devant tes yeux ; ce sont les mêmes qu’on m’a envoyés de Palerme comme au dernier héritier de la famille. »

Michel regarda le vieux guerrier, et fut frappé de sa mâle figure, de sa rude moustache et de son air sévère.

« Eh bien, Excellence, dit-il, cette tête peu enjouée et peu bénigne fit rentrer le dissoluto en lui-même, sans doute ?

― D’autant plus, poursuivit le marquis, que cette tête s’anima, fit rouler ses yeux courroucés sous leurs sombres orbites, et prononça ces mots d’une voix sépulcrale : « Je ne suis pas content de vous ! » Castro-Reale frissonna et recula d’épouvante ; mais, se croyant la dupe de sa propre imagination, il passa au portrait suivant et le regarda au visage avec une insolence qui tenait un peu du délire. C’était une antique et vénérable abbesse des Ursulines de Palerme, une arrière grand’tante, morte en odeur de sainteté. Tu peux la regarder, Michel ; la voilà sur la droite, avec son voile, sa croix d’or, sa figure jaune et ridée comme du parchemin, son œil pénétrant et plein d’autorité. Je ne pense pas qu’elle te dise rien ; mais, lorsque Castro-Reale éleva la bougie jusqu’à elle, elle cligna des yeux comme éblouie de cette clarté soudaine, et lui dit d’une voix stridente : « Je ne suis pas contente de vous ! »

« Cette fois le prince eut peur ; il se retourna vers l’intendant, dont les genoux se choquaient l’un contre l’autre. Mais, résolu de lutter encore contre les avertissements du monde surnaturel, il s’adressa brusquement à un troisième portrait, à celui du vieux magistrat que tu vois à côté de l’abbesse. Il posa la main sur le cadre, n’osant trop regarder son manteau d’hermine qui se confond avec une longue barbe blanche ; mais il essaya de le secouer en lui disant : « Et vous ? »

« Ni moi non plus, » répondit le magistrat du ton accablant d’un juge qui prononce une sentence de mort.

« Castro-Reale laissa, dit-on, tomber son flambeau, et, ne sachant ce qu’il faisait, trébuchant à chaque pas, il gagna le fond de la galerie, tandis que le pauvre majordome, transi de peur, se tenait éperdu à la porte par où ils venaient d’entrer, n’osant ni le suivre, ni l’abandonner. Il entendait son maître courir dans les ténèbres, d’un pas inégal et précipité, heurtant les meubles et murmurant des imprécations ; et il entendait aussi chaque portrait l’apostropher, au passage, de ces mots terribles et monotones : « Ni moi non plus !… Ni moi non plus !… Ni moi non plus !… » Les voix s’affaiblissaient en se perdant une à une dans la profondeur de la galerie ; mais toutes répétaient clairement la sentence fatale, et Castro-Reale ne put échapper à cette longue malédiction dont aucun de ses ancêtres ne le dispensa. Il de-