Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/114

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
109
LE PICCININO.

par un chemin détourné, si bien que Mila se trouva face à face avec lui.

La pauvrette essaya bien de croiser sa mantellina et de marcher vite, comme si elle ne voyait point son oncle.

« D’où venez-vous, Mila ? fut l’apostrophe qui l’arrêta au passage, et d’un ton qui ne souffrait pas d’hésitation.

― Ah ! mon oncle, répondit-elle en écartant son voile : je ne vous voyais pas, j’avais le soleil dans les yeux.

― D’où venez-vous, Mila ? répéta le moine sans daigner discuter la vraisemblance de cette réponse.

― Eh bien ! mon oncle, dit résolument Mila, je ne vous ferai pas de mensonge : je vous voyais fort bien.

― Je le sais ; mais vous me direz d’où vous venez ?

― Je viens du couvent, mon oncle… Je vous cherchais… et, ne vous y trouvant point, je retournais à la ville.

― Qu’aviez-vous donc de si pressé à me dire, ma chère fille ? Il faut que ce soit bien important, pour que vous osiez courir seule ainsi la campagne, contrairement à vos habitudes ? Allons, répondez donc ! vous ne dites rien ! vous ne pouvez pas mentir, Mila !

― Si fait, mon oncle, si fait !… Je venais… » Et elle s’arrêta court, tout éperdue, car elle n’avait rien préparé pour cette rencontre, et tout son esprit l’abandonnait.

― Vous perdez la tête, Mila, reprit le moine, car je vous dis que vous ne savez pas mentir, et vous me répondez : Si fait ! Grâce au ciel, vous n’y entendez rien. N’essayez donc pas, mon enfant, et dites-moi franchement d’où vous venez ?

― Eh bien ! mon oncle, je ne peux pas vous le dire.

― Oui-dà ! s’écria Fra-Angelo en fronçant le sourcil. Je vous ordonne de le dire, moi !

― Impossible, mon cher oncle, impossible, dit Mila en baissant la tête, vermeille de honte, et les yeux pleins de larmes ; car il lui était bien douloureux de voir, pour la première fois, son digne oncle courroucé contre elle.

― Alors, reprit Fra-Angelo, vous m’autorisez à croire que vous venez de faire une démarche insensée, ou une mauvaise action !

― Ni l’une ni l’autre ! s’écria Mila en relevant la tête. J’en prends Dieu à témoin !

― Ô Dieu ! dit le moine d’un ton désolé, que vous me faites de mal en parlant ainsi, Mila ! seriez-vous capable de faire un faux serment ?

― Non, mon oncle, non, jamais !

― Mentez à votre oncle, si bon vous semble, mais ne mentez pas à Dieu !

― Suis-je donc habituée à mentir ! s’écria encore la jeune fille avec fierté, et dois-je être soupçonnée par mon oncle, par l’homme qui me connaît si bien, et à l’estime duquel je tiens plus qu’à ma vie ?

― En ce cas, parle ! répondit Fra-Angelo en lui prenant le poignet d’une manière qu’il crut engageante et paternelle, mais qui meurtrit le bras de l’enfant et lui arracha un cri d’effroi. Pourquoi donc cette terreur ? reprit le moine stupéfait. Ah ! vous êtes coupable, jeune fille ; vous venez de faire, non un péché, je ne puis le croire, mais une folie, ce qui est le premier pas dans la mauvaise voie. S’il n’en était pas ainsi, vous ne reculeriez pas effrayée devant moi ; vous n’auriez pas essayé de me cacher votre visage en passant ; vous n’auriez pas surtout essayé de mentir ! Et maintenant, comme il est impossible que vous ayez un secret innocent pour moi, vous ne refuseriez pas de vous expliquer.

― Eh bien, mon oncle, c’est pourtant un secret très-innocent qu’il m’est impossible de vous révéler. Ne m’interrogez plus. Je me laisserais tuer plutôt que de parler.

― Au moins, Mila, promettez-moi de le dire à votre père, ce secret que je ne dois pas savoir !

― Je ne vous promets pas cela ; mais je vous jure que je le dirai à la princesse Agathe.

― Certes, j’estime et je vénère la princesse Agathe, répondit le moine ; mais je sais que les femmes ont entre elles une rare indulgence pour certains écarts de conduite, et que les femmes vertueuses ont d’autant plus de tolérance qu’elles connaissent moins le mal. Je n’aime donc pas que vous ayez à chercher un refuge contre la honte dans le sein de votre amie, au lieu de pouvoir expliquer, la tête haute, votre conduite à vos parents. Allez, Mila, je n’insiste pas davantage puisque vous m’avez retiré votre confiance ; mais je vous plains de n’avoir pas le cœur pur et tranquille, ce soir, comme vous l’aviez ce matin. Je plains mon frère qui mettait en vous son orgueil et sa joie ; je plains le vôtre, qui bientôt sans doute aura à répondre de votre conduite devant les hommes, et qui se fera de mauvaises affaires s’il ne veut vous laisser insulter à son bras. Malheur, malheur aux hommes d’une famille, quand les femmes, qui en devraient garder l’honneur, comme les Vestales gardaient le feu sacré, violent les lois de la prudence, de la pudeur et de la vérité. »

Fra-Angelo passa outre, et la pauvre Mila resta atterrée sous cette malédiction, à genoux sur les pierres du chemin, la joue pâle et le cœur oppressé de sanglots.

« Hélas ! se disait-elle, il me semblait jusqu’ici que ma conduite n’était pas seulement innocente, mais qu’elle était courageuse et méritoire. Oh ! que les lois de la réserve et la nécessité d’une bonne renommée sont donc rudes pour les femmes, puisque, lors même qu’il s’agit de sauver sa famille, il faut s’attendre au blâme des êtres qu’on aime le mieux ! Ai-je donc eu tort de me fier aux promesses du prince ? Il pouvait me tromper, il est vrai ! Mais puisque sa conduite m’a prouvé sa loyauté et sa vertu, dois-je me reprocher d’avoir cru en lui ? N’était-ce pas la divination de la vérité qui me poussait vers lui, et non une folle et imprudente curiosité ? »

Elle reprit le chemin de la plaine ; mais, tout en marchant, elle interrogea sévèrement sa conscience, et quelques scrupules lui vinrent. N’avait-elle pas été poussée par l’orgueil d’accomplir des choses difficiles et périlleuses, dont on ne l’avait pas jugée capable ? Ne s’était-elle pas laissée influencer par la grâce et la beauté de l’inconnu, et aurait-elle eu autant de confiance dans un homme moins jeune et moins éloquent ?

« Mais qu’importe, après tout, se disait-elle. Quel mal ai-je fait, et qu’aurait-on à me reprocher, si on avait eu les yeux sur moi ? J’ai risqué d’être méconnue et calomniée, et certes c’est là une faute quand on agit ainsi par égoïsme ou par coquetterie ; mais quand on s’expose pour sauver son père et son frère !

« Madame Agathe sera mon juge ; elle me dira si j’ai bien ou mal fait, et si elle eût agi comme moi. »

Mais que devint la pauvre Mila, lorsque, dès les premiers mots de son récit, la princesse l’interrompit en lui disant : « Ô ma fille ! c’était le Piccinino ! »

Mila essaya de se débattre contre la réalité. Elle raconta qu’au dire de tout le monde, le Piccinino était court, trapu, mal fait, affligé d’une laideur atroce, et qu’il avait la figure ombragée d’une chevelure et d’une barbe touffues ; tandis que l’étranger était si élégant dans sa petite taille, si gracieux et si noble dans ses manières !

« Mon enfant, dit la princesse, il y a un faux Piccinino qui joue le rôle de son maître auprès des gens dont ce dernier se méfie, et qui le jouerait au besoin en face des gendarmes et des juges, s’il tombait en leur pouvoir. C’est une horrible et féroce créature, qui ajoute, par la terreur de son aspect, à celle que répandent les expéditions de la bande. Mais le vrai Piccinino, celui qui s’intitule le justicier d’aventure et qui dirige toutes les opérations des brigands de la montagne, celui qu’on ne connaît point et qu’on saisirait sans pouvoir constater qu’il ait jamais été le chef ou le complice de ces bandes, c’est un beau jeune homme, instruit, éloquent, libertin et rusé : c’est Carmelo Tomabene que vous avez vu à la fontaine. »

Mila fut si interdite qu’elle faillit ne pas continuer son récit. Comment avouer qu’elle avait été la dupe d’un hypocrite, et qu’elle s’était mise à la merci d’un libertin ? Elle confessa tout, cependant, avec une sincérité complète, et, quand elle eut fini, elle se remit à pleurer, en songeant aux dangers qu’elle avait courus et aux suppo-