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LE PICCININO.

jamais, et je vous la prouverai dans l’occasion, malgré vous, s’il le faut. Le service que vous m’avez rendu vous en assure d’autres de ma part, et un jour nous serons quittes ! Mais l’amitié suppose une mutuelle sympathie, et, pour obtenir la mienne, il faut l’acquérir et la mériter.

― Que faut-il faire ? s’écria le Piccinino avec feu. Parlez ! oh ! je vous en supplie, dites-moi ce qu’il faut faire pour être aimé de vous !

― Me respecter au fond de votre cœur, lui répondit-elle, et ne pas m’approcher avec ces yeux hardis et ce sourire de satisfaction qui m’offensent. »

En la voyant si haute et si froide, le Piccinino eut du dépit ; mais il savait que le dépit est un mauvais conseiller. Il voulait plaire, et il se domina.

« Vous ne me comprenez pas, lui dit-il en la ramenant à sa place, et en s’asseyant auprès d’elle. Oh ! non, vous ne comprenez rien à une âme comme la mienne ! Vous êtes trop femme du monde, trop diplomate ; et moi, je suis trop naïf, trop rude, trop sauvage ! Vous craignez des emportements de ma part, parce que vous voyez que je vous aime éperdument ; mais vous ne craignez pas de me faire souffrir, parce que vous ne devinez pas le mal que peut me faire votre indifférence. Vous croyez qu’un montagnard de l’Etna, un brigand aventurier ne peut connaître que de grossiers transports ; et, quand je vous demande votre cœur, vous croyez avoir votre personne à défendre. Si j’étais duc ou marquis, vous m’écouteriez sans effroi, vous me consoleriez de ma douleur ; et, en me montrant votre amour comme impossible, vous m’offririez votre amitié. Et moi, je serais doux, patient, prosterné dans une reconnaissance mélancolique et tendre. C’est parce que je suis un homme simple, un paysan, que vous me refusez même le mot de sympathie ! Votre orgueil s’alarme parce que vous croyez que je la réclame comme un droit acquis par mes services, et vous me jetez toujours mes services à la tête, comme si je m’en faisais un titre auprès de vous, comme si je m’en souvenais quand je vous vois et quand je vous parle ! Hélas ! c’est que je ne sais point m’exprimer ; c’est que je dis ce que je pense, sans me torturer l’esprit à vous le persuader sans vous le dire. J’ignore l’art de vos flatteurs ; je ne suis pas plus un courtisan de la beauté qu’un courtisan du pouvoir, et ma vie maudite ne me permet pas de me poser près de vous en cavalier servant comme le marquis de la Serra. Je n’ai qu’une heure dans la nuit pour venir, au péril de ma vie, vous dire que je suis votre esclave, et vous me répondez, que vous ne voulez pas être ma souveraine, mais mon obligée, ma cliente, qui me paiera bien ! Ah ! fi ! Madame, vous posez une bien froide main sur une âme en feu !

« Si vous ne me parliez que d’amitié, dit Agathe, si vous n’aspiriez réellement qu’à être un de mes amis, je vous répondrais que cela peut venir…

― Laissez-moi parler ! reprit le Piccinino en s’animant et en s’illuminant de ce prestige de beauté qu’il avait quand il commençait à s’émouvoir réellement. Je n’osais d’abord vous demander que votre amitié, et c’est votre frayeur puérile qui a fait sortir le mot d’amour de mes lèvres. Eh bien ! qu’est-ce qu’un homme peut dire de plus à une femme pour la rassurer ? Je vous aime d’amour, donc vous ne devez pas trembler quand je prends votre main. Je vous respecte, vous le voyez bien, car nous sommes seuls et je suis maître de mes sens : mais je ne suis pas celui de mes pensées et des élans de ma passion. Je n’ai pas toute la vie pour vous la prouver. J’ai cet instant pour vous la dire, sachez-la donc. Si je pouvais passer tous les jours six heures à vos pieds, comme le marquis, je me trouverais peut-être heureux du sentiment que vous lui accordez ; mais si j’ai seulement cette heure qui passe devant moi comme une vision, il me faut votre amour, ou un désespoir que je n’ose pressentir. Laissez-moi donc parler d’amour ; écoutez-moi, et n’ayez pas peur. Si vous dites non, ce sera non, mais si vous m’entendiez sans songer à vous préserver, si vous vouliez tout de bon me comprendre, si vous vouliez oublier et votre monde, et l’orgueil qui n’ont rien à faire ici, et qui cessent d’exister dans la sphère où je respire, vous seriez attendrie, parce que vous seriez convaincue. Oh ! oui. Si vous étiez une âme simple, et si vous ne mettiez pas les préjugés à la place des pures inspirations de la nature et de la vérité, vous sentiriez qu’il y a là un cœur plus jeune et plus ardent que tous ceux que vous avez repoussés, un cœur de lion ou de tigre avec les hommes, mais un cœur d’homme avec les femmes, un cœur d’enfant avec vous ! Vous me plaindriez, du moins. Vous verriez ma vie telle qu’elle est : un tourment, une menace, un cauchemar perpétuels ! Et une solitude !… Oh ! c’est surtout la solitude de l’âme qui me tue, parce que mon âme est plus difficile encore que mes sens. Tenez ! vous savez comment je me suis conduit avec Mila, ce matin ! Certes, elle est belle, et son caractère ni son esprit ne sont d’une créature vulgaire. J’aurais voulu l’aimer, et, si j’avais senti que je l’aimais, n’eût-ce été qu’un instant, elle m’eût aimé, elle eût été à moi toute sa vie. Mais, auprès d’elle, je ne pensais qu’à vous. C’est vous que j’aime, et vous êtes la seule femme que j’aie jamais aimée, quoique j’aie été l’amant de bien des femmes ! Aimez-moi donc, ne fût-ce qu’un moment, rien que le temps de me le dire, ou, en repassant ce soir à un certain endroit qu’on appelle la Croix du Destatore, je deviendrai fou ! je gratterai la terre avec mes ongles pour insulter et jeter au vent les cendres de l’homme qui m’a donné la vie.

À ces derniers mots, Agathe perdit toute sa force ; elle pâlit : un frisson parcourut tout son corps, et elle se rejeta sur le dossier de son fauteuil, comme si un spectre ensanglanté eût passé devant ses yeux.

« Ah ! taisez vous, taisez-vous ! s’écria-t-elle ; vous ne savez pas le mal que vous me faites ! »

Le Piccinino ne pouvait comprendre la cause de cette émotion soudaine et terrible ; il s’y méprit absolument. Il avait parlé avec une énergie d’accent et de regard qui eussent persuadé toute autre femme que la princesse. Il l’avait fascinée sous ses paupières ardentes ; il l’avait enivrée de son souffle, du moins il le croyait. Il avait été si souvent fondé à le croire, alors même qu’il n’avait pas éprouvé la moitié du désir que cette femme lui inspirait ! Il la jugea vaincue, et, l’entourant de ses bras, cherchant ses lèvres, il compta que la surprise de ses sens ferait le reste. Mais Agathe échappa à ses caresses avec une énergie inattendue, et, comme elle s’élançait vers une sonnette, Michel s’élança entre elle et le Piccinino, les yeux enflammés et un stylet à la main.

XLIV.

RÉVÉLATION.

À cette apparition inattendue, la stupeur du Piccinino fut telle qu’il resta immobile, sans songer ni à attaquer ni à se défendre. Aussi Michel, au moment de le frapper, s’arrêta-t-il, confondu de sa précipitation ; mais, par un mouvement tellement rapide et adroit qu’il fut invisible, la main du Piccinino fut armée au moment où Michel retirait la sienne.

Néanmoins le bandit, après qu’un éclair de fureur eut jailli de ses yeux, retrouva son attitude dédaigneuse et froide. « À merveille, dit-il, je comprends tout maintenant, et plutôt que d’amener une scène aussi ridicule, la confiance de madame de Palmarosa aurait dû s’étendre jusqu’à me dire : Laissez-moi tranquille, je ne puis vous entendre, j’ai un amant caché derrière mon lit. Je me serais discrètement retiré, au lieu que maintenant il faut que je donne une leçon à maître Lavoratori, pour le punir de m’avoir vu jouer un rôle absurde. Tant pis pour vous, Signora, la leçon sera sanglante ! »

Et il bondit vers Michel avec la souplesse d’un animal sauvage. Mais, quelque agile et rapide que fût son mouvement, la puissance miraculeuse de l’amour rendit Agathe plus prompte encore. Elle s’élança au devant du coup, et l’eût reçu dans la poitrine si le Piccinino n’eût rentré son poignard dans sa manche, si vite, qu’il semblait qu’il eût toujours eu la main vide.

« Que faites-vous, Madame ? dit-il ; je ne veux point