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LE PICCININO.

Verbum-Caro aux soins de Malacarne et de sa bande, il voulut entraîner le moine dans sa fuite.

Mais Fra-Angelo, en proie à une anxiété affreuse, cherchait Michel et Magnani, et sans dire leurs noms à personne, il allait demandant les deux jeunes moines qui l’avaient accompagné. Il ne voulait point partir sans les avoir retrouvés, et son obstination désespérée menaçait de lui devenir funeste.

Enfin le Piccinino aperçut deux frocs tout au fond du ravin.

« Voici tes compagnons, dit-il au moine, en l’entraînant. Ils ont pris les devants : et je conçois qu’ils aient fui le spectacle affreux de cette victoire : mais leur sensibilité ne les empêche pas d’être deux braves. Quels sont donc ces jeunes gens ? Je les ai vus se battre comme deux lions ; ils ont l’habit de ton ordre. Mais je ne puis concevoir comment ces deux héros ont vécu dans ton cloître sans que je les connusse. »

Fra-Angelo ne répondit point ; ses yeux voilés de sang cherchaient à distinguer les deux moines. Il reconnaissait bien les costumes qu’il avait donnés à Michel et à son ami ; mais il ne comprenait pas leur inaction, et l’indifférence qui semblait les isoler du reste de la scène. L’un lui paraissait assis, l’autre à genoux près de lui. Fra-Angelo descendit le ravin avec tant d’ardeur et de préoccupation qu’il faillit plusieurs fois rouler dans l’abîme.

Le Piccinino, douloureusement blessé, mais plein de volonté et de stoïcisme, le suivit, sans s’occuper de lui-même, et bientôt ils se trouvèrent au fond du précipice, dans un lieu abrité de tous côtés et horriblement désert, avec un torrent sous les pieds. Forcés de tourner plusieurs roches perpendiculaires, ils avaient perdu de vue les deux moines, et l’obscurité qui régnait encore au fond de cette gorge leur permettait à peine de se diriger.

Ils n’osaient appeler ; enfin ils aperçurent ceux qu’ils cherchaient. L’un était assis, en effet, soutenu dans les bras de l’autre. Fra-Angelo s’élança, et abattit le premier capuchon que sa main rencontra. Il vit la belle figure de Magnani, couverte des ombres de la mort ; son sang ruisselait par terre : Michel en était inondé et se sentait défaillir, quoiqu’il n’eût pas d’autre mal qu’une immense et insupportable douleur de ne pouvoir soulager son ami et de le voir expirer dans ses bras.

Fra-Angelo voulut essayer de secourir le noble artisan ; mais Magnani retint doucement la main qu’il voulait porter sur sa blessure. « Laissez-moi mourir en paix, mon père, dit-il d’une voix si faible que le moine était obligé de mettre son oreille contre la bouche du moribond pour l’entendre. Je suis heureux de pouvoir vous dire adieu. Vous direz à la mère et à la sœur de Michel que je suis mort pour le défendre ; mais que Michel ne le sache pas ! Il aura soin de ma famille, et vous la consolerez… Nous avons la victoire n’est-ce pas ? dit-il en s’adressant au Piccinino, qu’il regarda d’un œil éteint sans le reconnaître.

« Ô Mila ! s’écria involontairement le Piccinino, tu aurais été la femme d’un brave !

― Où es-tu, Michel ? je ne te vois plus, dit Magnani en cherchant son ami avec ses mains défaillantes. Nous sommes en sûreté ici, n’est-ce pas ? aux portes de Catane, sans doute ?… Tu vas embrasser ta mère ? Ah ! oui ! J’entends le murmure de la naïade, ce bruit me rafraîchit ; l’eau pénètre dans ma blessure, bien froide… mais bien salutaire.

― Ranime-toi pour voir ma sœur et ma mère ! s’écria Michel. Ah ! tu vivras, nous ne nous quitterons jamais !

― Hélas ! je connais ce sourire, dit le Piccinino à voix basse, en examinant les lèvres bleues de Magnani qui se contractaient ; ne le laissez plus parler.

― Mais je suis bien ! dit Magnani d’une voix forte en étendant les bras. Je ne me sens point malade. Parlons, mes amis ! »

Il se leva par un mouvement convulsif, resta un instant debout et vacillant ; puis il retomba mort sur le sable que mouillait l’écume du ruisseau.

Michel resta atterré. Fra-Angelo ne perdit pas sa présence d’esprit, bien que sa poitrine, oppressée par de rudes sanglots, exhalât des rugissements rauques et déchirants. Il souleva une énorme pierre qui fermait l’entrée d’une des mille grottes creusées jadis dans le grès, pour en tirer les matériaux de la forteresse. Il entoura soigneusement le corps de Magnani des plis du froc qui le couvrait, et, l’ayant ainsi enseveli provisoirement, il referma la grotte avec la pierre.

Ensuite il prit le bras de Michel et l’emmena avec le Piccinino à quelque cent pas de là, dans une grotte plus vaste qui servait d’habitation à une misérable famille. Michel eût pu reconnaître, dans l’homme qui vint les rejoindre peu d’instants après, un des paysans alliés de la bande ; mais Michel ne comprenait rien et ne reconnaissait personne.

Le paysan aida le moine à panser la blessure du Piccinino, qui était profonde et qui commençait à le faire souffrir, au point qu’il avait besoin de toute sa volonté pour cacher ses angoisses.

Fra-Angelo était meilleur chirurgien que la plupart de ceux de son pays qui en portaient le diplôme. Il fit subir au Piccinino une cruelle mais rapide opération, pour extraire la balle. Le patient ne proféra pas une plainte, et Michel ne retrouva la notion de la réalité qu’en le voyant pâlir et grincer les dents :

« Mon frère, dit-il en prenant sa main crispée, allez vous donc mourir aussi ?

― Plût au ciel que je fusse mort à la place de ton ami ! répondit Carmelo avec une sort de cruauté envers lui-même. Je ne souffrirais plus, et je serais pleuré. Au lieu que je souffrirai toute ma vie, et ne serai regretté de personne !

― Ami, dit le moine en jetant la balle par terre, est-ce ainsi que tu reconnais le dévouement de ton frère ?

― Mon frère, répéta le Piccinino en portant la main de Michel à ses lèvres, tu ne l’as pas fait par affection pour moi, je le sais ; tu l’as fait pour ton honneur. Eh bien ! tu es vengé de ma haine ; car tu conserves la tienne, et moi, je suis condamné à t’aimer ! »

Deux larmes coulèrent sur la joue livide du bandit. Était-ce un mouvement de sensibilité véritable, ou la réaction nerveuse qui succède à la tension violente de la douleur physique ? Il y avait sans doute de l’un et de l’autre.

Le paysan proposa un remède étrange que Fra-Angelo accepta avec un grand empressement. C’était une vase bitumineuse que l’on trouvait au fond d’une source voisine, sous une eau saumâtre chargée de soufre. Les gens du pays la recueillent et la conservent dans des pots de grès pour en faire des emplâtres, c’est leur panacée. Fra-Angelo en fit un appareil qu’il posa sur la blessure du bandit. Puis, l’ayant lavé et couvert de quelques hardes qu’on acheta sur l’heure au paysan, ayant aussi lavé Michel et lui-même du sang dont ils avaient été couverts dans le combat, il fit avaler quelques gorgées de vin à ses compagnons, plaça Carmelo sur le mulet de leur hôte, donna à ce dernier une bonne somme en or, pour lui montrer qu’il y avait de l’avantage à servir la bonne cause, et le quitta en lui faisant jurer qu’il irait chercher, la nuit suivante, le corps de Magnani pour lui donner la sépulture avec autant de respect que s’il eût été son propre fils !

« Mon propre fils ! dit le paysan d’une voix sourde : celui que les Suisses m’ont tué l’année dernière ? »

Cette parole donna à Michel plus de confiance en cet homme que tout ce qu’il eût pu promettre et jurer. Il le regarda pour la première fois, et remarqua une singulière énergie et une exaltation fanatique sur cette figure terne et creuse. C’était plus qu’un bandit, c’était un loup cervier, un vautour, toujours prêt à tomber sur une proie ensanglantée pour la déchirer et assouvir sa rage dans ses entrailles. On voyait qu’il n’aurait pas assez de toute sa vie pour venger la mort de son fils. Il ne proposa point à ses hôtes de les guider dans leur fuite. Il lui tardait d’avoir rempli ses devoirs envers eux, afin d’aller voir dans le château si quelque campiere respirait encore, et d’insulter à son agonie.